Aussi, bien qu’elles ne fussent unies que par d’assez vagues liens du sang, elles se connaissaient intimement.
Banamali était beaucoup plus âgé que Himangshu. Ce dernier ne savait pas encore parler et n’avait pas encore percé ses dents que Banamali le promenait matin et soir dans le jardin pour lui faire goûter la fraîcheur de l’air ; il jouait avec lui, séchait ses larmes, l’endormait en le berçant – bref, tout ce qu’une grande personne intelligente est censée improviser pour amuser un enfant, il le faisait : hocher la tête, pousser des cris de détresse, manifester une excitation enfantine ou un enthousiasme délirant.
Il avait peu d’instruction : il aimait surtout jardiner ou passer du temps avec son jeune cousin.
Il le soignait comme une plante rare et précieuse qu’il arrosait de tout son amour ; et tandis que la plante croissait, envahissant toute sa vie, tant intérieure qu’extérieure, Banamali s’estimait béni des dieux.
Il est des êtres – peu nombreux, certes – prêts à se sacrifier corps et âme pour quelque modeste fantaisie, un jeune enfant ou un ami qui ne le mérite guère. Si dérisoire que puisse paraître l’objet de leur dévotion face à l’immensité du monde, l’amour qu’ils lui vouent est l’affaire de leur vie – au point qu’ils y laissent sombrer, avec joie, tout ce qui, jusque-là, était vital pour eux. Ils se contentent alors d’un maigre revenu, à moins qu’un beau matin, ils ne se décident à vendre le peu qu’il leur reste avant de se mettre à mendier dans la rue.
En grandissant, Himangshu noua une étroite amitié avec Banamali. Leur différence d’âge – question qui n’avait pas la moindre importance à leurs yeux – et le caractère assez incertain de leur lien de parenté n’avaient aucune incidence sur cette amitié.
Il y avait une raison à cela. Himangshu, dont la soif de connaissance était des plus vives, avait appris à lire et à écrire. Il s’asseyait et lisait tous les livres qui lui tombaient sous la main. La plupart d’entre eux n’avaient aucune valeur, mais peu importait : la lecture avait développé l’esprit de Himangshu dans toutes les directions, et Banamali l’écoutait avec une vive admiration. Il lui demandait conseil, lui soumettait tous ses problèmes, grands ou petits, et il n’était aucun sujet qu’il n’abordât pas avec lui sous prétexte qu’il n’était encore qu’un enfant. On n’affectionne rien en ce monde comme un être que l’on a élevé avec tout son amour, et dont la bonté, l’intelligence et les connaissances vous inspirent du respect.
Himangshu, lui aussi, aimait le jardinage – mais à sa manière, tout autrement que son ami. Celui-ci l’aimait avec son cœur, Himangshu avec son intelligence. Pour Banamali, jardiner était une occupation quasi instinctive : les douces plantes de la terre, cette innocente éclosion de vie, étaient pour lui comme des enfants, et même plus que des enfants, dans la mesure où elles n’émettaient aucune exigence, mais grandissaient comme eux, pour peu que l’on prit tendrement soin d’elles. Pour Himangshu, en revanche, elles étaient essentiellement un objet de curiosité. Les semailles, l’apparition des jeunes pousses, les premiers bourgeons, la floraison enfin – tout éveillait l’intérêt du jeune garçon. Planter, greffer, fertiliser, arroser – que sais-je encore ? –, rien ne lui était étranger, et il prodiguait généreusement ses conseils à Banamali qui s’empressait de les suivre d’un cœur joyeux. Tout ce que la nature et l’art sont susceptibles, dans une alliance enveloppant leur différence, de produire, les deux amis l’avaient réalisé ensemble dans ce modeste bout de jardin.
Il y avait, face à la grille, une sorte de terre-plein cimenté. Chaque jour, à quatre heures précises de l’après-midi, Banamali, légèrement vêtu, un chadar plissé jeté sur les épaules, venait s’y asseoir à l’ombre avec son hookah. Toujours seul, sans livre ni journal, il restait assis à fumer d’un air méditatif et quelque peu hagard. Par moments, filtrait de ses paupières mi-closes un regard porté ici ou là, tandis que les minutes s’envolaient, telles les spirales de fumée s’élevant rêveusement du hookah avant de se briser et de se dissiper.
Puis Himangshu, enfin de retour de l’école, venait le rejoindre dans le jardin, après un brin de toilette et une légère collation. Dès qu’il l’apercevait, Banamali laissait aussitôt tomber le tuyau de son hookah pour se lever. À voir sa promptitude en cet instant, on comprenait clairement qui il avait attendu durant tout ce temps. Alors les deux amis bavardaient à bâtons rompus en se promenant dans le jardin. Le soir, ils s’asseyaient sur un banc, tandis que le vent du sud agitait les feuilles des arbres. Certains jours, il n’y avait pas la moindre brise : les arbres avaient l’immobilité d’une image, et le ciel au-dessus d’eux était criblé d’étoiles.
Himangshu se mettait à parler, et Banamali l’écoutait en silence. Il y prenait grand plaisir, même quand il ne comprenait pas ce que son ami voulait dire. Des propos qui l’eussent grandement irrité venant d’un autre l’amusaient en l’occurrence. L’imagination de Himangshu, sa mémoire, son éloquence, comme galvanisées par l’admiration que lui portait un auditeur adulte, ne faisaient que croître. Il évoquait tantôt ses lectures, tantôt ses thèmes de réflexion, ou encore ce qui lui passait par la tête – compensant à l’aide de son inspiration les connaissances qui lui manquaient encore. Il disait beaucoup de choses justes et autant de choses erronées, mais quoi qu’il pût dire, Banamali l’écoutait gravement. Il se risquait de temps à autre à avancer un mot de son cru, mais acceptait toutes les objections que pouvait lui faire Himangshu ; et le lendemain, assis à l’ombre à fumer son hookah comme de coutume, il repensait à tout ce qu’il avait entendu et s’en émerveillait.
Entre-temps, une dispute s’était élevée entre les deux familles. Il y avait, entre le jardin de Banamali et la maison de Himangshu, un fossé de drainage.
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