Il venait de terminer, entre autres, un élégant article qui cherchait à démolir – moins à l’aide d’arguments logiques que d’une rhétorique débridée – quelques idées fausses sur l’anatomie qui avaient cours dans les milieux scientifiques européens. Une après-midi, se trouvant seule, Uma s’empara de la plume et de l’encre de son frère et, en travers de l’article, écrivit en grosses lettres pâteuses :
Le jeune Gopal est si bien élevé
qu’il mange tout ce qu’on lui donne à manger.
Je ne crois pas qu’en se servant ainsi du nom de Gopal, Uma ait eu l’intention de se montrer particulièrement désobligeante envers les lecteurs de Gobindalal. Elle n’en mit pas moins ce dernier hors de lui.
Il commença par la gifler, après quoi il confisqua son bout de crayon, son porte-plume quasi hors d’usage et tout maculé d’encre, ainsi que le reste du petit matériel d’écriture qu’elle avait rassemblé avec soin. Incapable de comprendre la raison d’être d’une pareille sanction, la petite fille se pelotonna dans un coin de sa chambre et pleura toutes les larmes de son corps.
Le temps de la punition ayant assez duré, Gobindalal s’adoucit un peu : il rendit à sa petite sœur les objets confisqués et s’efforça d’apaiser son chagrin en lui offrant un cahier à lignes solidement cousu.
Uma avait alors sept ans. À compter de ce moment, elle garda ce cahier toute la journée sous le bras ou sur les genoux, et le glissa chaque nuit sous son oreiller. Et quand la servante emmena la petite, les cheveux serrés en une minuscule natte, à l’école du village, le cher cahier ne manqua pas de l’accompagner. En le voyant, certaines de ses compagnes étaient intriguées, d’autres envieuses ou jalouses, d’autres encore pleines de ressentiment. La première année, elle y nota avec application : La nuit s’achève, les oiseaux chantent à tue-tête. Assise à même le plancher de sa chambre, le cahier serré contre son cœur, puis écrivant et enfin lisant son texte d’une voix chantante, elle transcrivit ainsi de nombreux fragments de prose et de vers.
La seconde année, elle rédigea plusieurs petits textes de son invention, tous très courts mais allant toujours droit au fait, sans souci d’introduction ni de conclusion. Par exemple, à la fin d’une histoire du Kathāmālā intitulée « Le tigre et la grue » qu’elle avait recopiée dans son cahier, était ajoutée une ligne que l’on chercherait en vain dans ce livre comme dans toute la littérature bengalie. Voici cette phrase : J’aime beaucoup Yashi.
N’allez surtout pas imaginer qu’il s’agit ici d’une histoire d’amour ! Yashi n’était pas un garçon du voisinage d’une douzaine d’années, mais une vieille servante de la maison dont le véritable nom était Yashoda. Quoi qu’il en soit, on aurait tort de voir dans une telle affirmation la preuve incontestable de l’affection qu’Uma avait pour celle-ci, et toute personne désireuse de relater honnêtement l’affaire jugerait la phrase en parfaite contradiction avec ce qui suivait, deux pages plus loin, dans le cahier.
Mais ce n’était pas là un exemple isolé : il y avait à chaque page des écrits d’Uma de flagrantes contradictions. Dans un passage, on pouvait lire : Je ne parlerai plus jamais à Hari (ici encore, elle ne désignait pas un garçon qui se serait appelé Haricharan, mais une de ses camarades d’école, Haridashi). Cependant, un détail, quelques lignes plus loin, laissait entendre que cette Hari était l’être qu’elle chérissait le plus au monde.
L’année suivante, Uma eut neuf ans. Un beau matin, les accents du sānāi commencèrent de retentir dans toute la maison. C’était le jour de son mariage. Le fiancé, qui se trouvait être un des hommes de lettres du groupe de Gobindalal, s’appelait Pyarimohan. Bien qu’il fût encore très jeune et eût reçu une certaine éducation, les idées modernes n’avaient pas encore pénétré sa conscience. Aussi était-il devenu la coqueluche de tout le voisinage. Gobindalal en fit son modèle, mais sans parvenir à l’égaler.
Habillée d’un sari en soie de Bénarès, son petit visage recouvert d’un voile, Uma partit en pleurant pour la maison de son beau-père.
— Fais ce que t’ordonne ta belle-mère, lui conseilla sa mère, exécute toutes les tâches ménagères qu’elle te demandera, et ne perds pas ton temps à lire et à écrire.
Quant à Gobindalal, il lui dit :
— Écoute-moi bien, prends garde à ne pas gribouiller sur les murs. Ce n’est pas le genre de la maison. Et surtout, ne griffonne pas sur les écrits de Pyarimohan.
Le cœur d’Uma tremblait. Elle comprit alors que là où elle allait, il n’y aurait pour elle aucune indulgence, et qu’elle serait grondée à longueur de journée jusqu’à ce qu’elle apprît ce qu’ils entendaient par négligence, faute ou « crime ».
Le sānāi retentit aussi ce jour-là, mais je doute fort que, parmi la foule des invités, une seule personne ait eu la moindre idée de ce que la fillette vivait dans son petit for intérieur, derrière son voile, son sari de Bénarès et ses bijoux.
Yashi s’en fut avec Uma. Elle était censée rester quelques jours dans la maison de la belle-famille pour aider la petite à s’adapter. Après bien des réflexions, la vieille servante au cœur tendre s’était décidée à emporter le cahier d’Uma. N’était-il pas un morceau du foyer paternel ? Un précieux souvenir de son bref passage dans la maison où elle était née ? Un rappel de l’affection de ses proches, écrit en lettres maladroites ? Il lui donnerait, au milieu des tâches domestiques trop tôt imposées, un petit parfum de délicieuse liberté approprié à la nature d’une petite fille.
Les premières journées dans la maison de ses beaux-parents, elle n’écrivit rien – n’en trouva pas le temps. Mais bientôt, le moment vint pour Yashi de quitter sa protégée. Le jour de son départ, vers midi, Uma ferma la porte de sa chambre, sortit le cahier de sa boîte de fer-blanc et écrivit, le cœur gros : Yashi est rentrée à la maison. Il faut que je retourne, moi aussi, chez ma mère.
À présent, le loisir lui manquait pour recopier des passages de ses manuels scolaires : Plaisir de lire, En route pour l’école ou encore Leçons de choses. Du reste, peut-être n’en avait-elle pas envie. Voilà pourquoi ses écrits enfantins n’étaient plus entrecoupés de longues citations.
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