Il se trouva qu’un citronnier avait poussé au bord de ce fossé. Une fois les fruits mûrs, un serviteur de la famille de Banamali tenta de les cueillir, mais le domestique de la famille de Himangshu essaya de l’en empêcher. Ils commencèrent à se quereller avec une telle violence que si les insultes qu’ils se jetaient à la tête s’étaient matérialisées, elles auraient comblé le fossé.
Cette querelle n’en resta pas là ; elle fut même à l’origine d’une brouille sévère entre le père de Banamali, Harachandra, et celui de Himangshu, Gokulchandra, qui revendiquaient tous deux âprement la propriété du fossé. Ils finirent par porter l’affaire en justice.
Les avocats des deux parties se livrèrent à un interminable conflit verbal. L’argent investi de part et d’autre coula à flots – autant et même plus que les trombes d’eau qui submergèrent le fossé pendant le mois de bhādra.
Ce fut Harachandra qui gagna le procès. Il fut établi que le fossé lui appartenait bel et bien et que personne d’autre que lui ne pouvait revendiquer la propriété des fruits du citronnier. Gokulchandra fit appel – en vain : fossé et citronnier restèrent la propriété exclusive de Harachandra.
Toutefois, l’amitié entre Banamali et Himangshu n’avait pas souffert le moins du monde de la poursuite du procès. En vérité, Banamali, si attentif à ne pas laisser la moindre ombre se glisser entre eux, s’était efforcé de s’attacher Himangshu plus étroitement encore, et ce dernier n’était pas demeuré en reste : il ne lui avait pas témoigné la plus petite marque de désaffection.
Le jour où Harachandra gagna le procès, il y eut chez lui de grandes réjouissances, en particulier dans les appartements des femmes ; mais cette nuit-là, Banamali ne put fermer l’œil. Le lendemain après-midi, lorsqu’il prit place comme à l’accoutumée sur le terre-plein, il avait le visage triste et anxieux comme s’il était le seul à supporter une immense défaite et que cette défaite n’eût de signification que pour lui.
L’heure à laquelle Himangshu apparaissait d’ordinaire s’écoula ; à six heures du soir, il n’y avait toujours aucune trace de lui. Avec un profond soupir Banamali se tourna vers la maison de son ami. À travers la fenêtre ouverte, il distinguait l’uniforme d’écolier de Himangshu suspendu sur l’ālnā. Bien d’autres signes familiers montraient qu’il était rentré.
Abandonnant son hookah, Banamali se mit à arpenter le terre-plein de long en large tout en lançant de temps à autre des coups d’œil misérables à la fenêtre de son ami, mais celui-ci ne se montra pas.
Le soir, quand s’allumèrent les lampes, Banamali se dirigea à pas lents vers la maison de Himangshu.
Gokulchandra prenait le frais à la porte.
— Qui est là ? demanda-t-il.
Banamali tressaillit. Il avait l’impression d’être pris la main dans le sac.
— C’est moi, mon oncle, dit-il nerveusement.
— Que veux-tu donc ? Il n’y a personne à la maison.
Banamali, sans mot dire, retourna donc s’asseoir au jardin.
Quand il fit nuit noire, il regarda les persiennes de la maison de Himangshu se fermer une à une. Quelques rais de lumière s’échappaient encore à travers les fentes des portes mal jointoyées. Mais au bout d’un moment, toutes les lampes s’éteignirent. Dans les ténèbres de la nuit, Banamali sentit que les portes de la maison de Himangshu lui étaient irrémédiablement fermées, et qu’il n’avait d’autre choix que de rester seul au cœur de l’obscurité.
Le lendemain, il retourna s’asseoir au jardin, dans l’espoir de voir arriver son ami. Voilà si longtemps que celui-ci lui rendait quotidiennement visite ! Comment Banamali aurait-il imaginé que son ami pût un jour cesser de venir ? Comment aurait-il seulement supposé qu’un lien de si longue date pût être rompu ? Il en vivait si naturellement qu’il ne s’était jamais rendu compte à quel point son existence en était captive. Il savait à présent que ce lien était effectivement brisé, mais il lui était impossible d’envisager une catastrophe aussi soudaine.
Cette semaine-là, il continua à venir s’asseoir au jardin chaque jour à la même heure, pour le cas où Himangshu, par hasard, se présenterait. Mais hélas ! les rencontres qui jusque-là, sur un accord tacite, avaient eu lieu, ne se produisirent plus, comme suspendues par une mauvaise fortune.
Le dimanche, il se demanda si Himangshu viendrait déjeuner chez lui, comme il l’avait toujours fait par le passé. Il n’y croyait pas vraiment, mais il ne pouvait s’empêcher d’espérer. Midi arriva, mais sans Himangshu.
« Alors il apparaîtra après le déjeuner », se dit Banamali. Mais Himangshu n’apparut pas davantage après le déjeuner.
« Peut-être a-t-il décidé aujourd’hui de faire la sieste, se prit à imaginer Banamali. Il viendra à son réveil. » Nul ne sait l’heure à laquelle Himangshu se réveilla, toujours est-il qu’il ne vint pas.
Ce fut de nouveau le soir, puis la nuit. Les portes de la maison de Himangshu se fermèrent une à une ; les lumières s’éteignirent une à une.
Quand les sept jours de la semaine, du lundi au dimanche, se furent écoulés sans que le destin lui en eût accordé un huitième pour donner refuge à son espoir, Banamali tourna ses yeux pleins de larmes vers la maison aux volets clos de Himangshu et clama vers elle des profondeurs de sa détresse. « Dieu miséricordieux ! » s’écria-t-il, comme s’il avait rassemblé dans ces mots la douleur de toute une vie.
Fée-du-logis
Au cours élémentaire, nous avions pour maître d’école un certain Shibanath. Rasé de près, il portait les cheveux coupés très court, presque ras, à l’exception du tiki. À sa seule vue, les garçons étaient littéralement terrorisés. Dans le monde animal, les créatures qui piquent ne mordent pas. Notre maître piquait et mordait. Ses coups et ses gifles s’abattaient sur nous comme grêlons sur de jeunes arbres, et ses railleries féroces nous atteignaient au plus vif de notre être.
Il se plaignait que la relation maître-élèves ne fût plus la même que par le passé ; il déplorait en somme de n’être plus vénéré comme un dieu. Alors, telle une divinité offensée, il lançait ses imprécations sur nos têtes avec de véritables rugissements, lesquels brassaient tant de mots grossiers qu’on ne pouvait tout de même pas les prendre pour les grondements du tonnerre.
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