Il marchait sur la route quand, surpris par l’averse, il s’était abrité là. C’était donc à Shibanath que la petite fille avait demandé de jouer le rôle du prêtre au mariage de sa poupée.
Dès qu’Ashu aperçut le maître d’école, il se rua à l’intérieur de la maison, abandonnant le jeu et plantant là sa petite sœur. Son jour de vacances était complètement gâché.
C’est ce que notre pandit décrivit le lendemain avec une ironie cinglante pour justifier le sobriquet de Fée-du-logis dont il venait d’affubler Ashu devant tout le monde. Ce dernier commença par sourire gentiment, comme il le faisait toujours, et tenta même de se joindre, au moins un peu, à l’hilarité générale. Mais bientôt, la cloche sonna une heure de l’après-midi et la fin des cours de la matinée, et déjà, la jeune servante se tenait à la grille de l’école avec deux friandises enveloppées dans une feuille de sāl et un peu d’eau dans un pot de bronze étincelant. Le sourire d’Ashu s’effaça pour laisser place à une vive rougeur qui lui envahit le visage et les oreilles ; les veines de son front douloureux se mirent à battre, et ses yeux s’emplirent de larmes dont il ne put retenir plus longtemps le flot.
Tandis que Shibanath, après avoir pris un léger repas dans sa pièce de repos, s’installait pour fumer tranquillement, les autres élèves se mirent à danser autour d’Ashu en criant à tue-tête : « Fée-du-logis ! Fée-du-logis ! » Celui-ci comprit alors que rien n’était plus honteux pour un garçon que passer toute une journée de congé à jouer à la poupée avec sa petite sœur, et il resta toute sa vie persuadé qu’on n’oublierait jamais son forfait.
Le Retour de Khokābabu
I
Raicharan avait douze ans lorsqu’il vint travailler pour la première fois dans la maison. Il était originaire du district de Jessore. C’était un garçon élancé aux grands yeux, aux cheveux longs et à la peau sombre et lustrée. Il appartenait, comme ses employeurs, à la caste des kayastha. Sa tâche consistait essentiellement à prendre soin de leur fils Anukul, un bébé d’un an.
Avec le temps, ce bébé passa des bras de Raicharan à l’école, de l’école à l’université, et enfin de l’université au tribunal régional où il occupait le poste de munsiff. Raicharan, toutefois, n’avait jamais quitté le service d’Anukul devenu grand.
Mais peu après, il y eut dans la maisonnée, outre le maître, une maîtresse, et Raicharan se vit démis, au profit de cette dernière, de la plupart des charges qu’Anukul Babu lui avait confiées jusque-là.
Cependant, ses anciennes responsabilités, qui incombaient désormais à la jeune épouse, ne tardèrent pas à être avantageusement remplacées par une autre. En effet, la femme d’Anukul Babu lui donna bientôt un fils, et le petit garçon fut bien vite totalement acquis à Raicharan dont le dévouement était absolu.
Il le balançait avec un tel entrain, il le lançait en l’air avec une telle adresse, il secouait la tête sous son nez avec une telle conviction, il lui fredonnait tant d’absurdes questions sans réponses possibles que la seule vue de Raicharan jetait l’enfant dans l’extase.
Lorsque Khokā sut franchir à quatre pattes, à l’insu de tous, le seuil de la maison, riant de joie si quelqu’un essayait de l’attraper et se hâtant de trouver une cachette sûre, Raicharan s’émerveilla de sa vivacité de geste et d’esprit. Il alla voir la mère et lui dit d’un ton admiratif :
— Ma, plus tard, ton fils sera juge, et il gagnera une fortune.
Qu’il pût exister dans le monde d’autres enfants capables à cet âge de franchir à toute vitesse le seuil de la maison dépassait l’imagination de Raicharan. Seul un futur juge comme le fils d’Anukul pouvait accomplir pareil exploit.
Les premiers pas hésitants furent, eux aussi, source d’étonnement, et quand Khokā commença d’appeler sa mère « Mā », sa pisimā « Pisi » et Raicharan « Channa », celui-ci fit triomphalement part de ces réussites grandioses à tous ceux qu’il croisait.
Le plus stupéfiant dans l’affaire, lui semblait-il, c’est qu’il appelait non seulement sa mère « Mā » et sa tante « Pisi » mais aussi, mais surtout, lui, Raicharan « Channa » ! En vérité, il était difficile de comprendre d’où une telle intelligence avait pu jaillir. Aucun adulte, assurément, ne saurait jamais manifester une telle puissance d’esprit, et on ne voit pas comment, en fût-il capable, cet adulte pourrait rivaliser avec lui pour obtenir un poste de juge.
Raicharan se vit bientôt obligé de se mettre un licou pour faire le cheval, ou encore de s’improviser lutteur et de se battre avec le petit garçon : alors, malheur à lui s’il ne se laissait pas vaincre et jeter à terre !
Entre-temps, Anukul avait été muté dans un district de la Padma. Il avait rapporté de Calcutta une petite charrette à bras pour son fils. Après avoir revêtu l’enfant d’habits princiers : tunique de soie, toque brodée d’or, bracelets et anneaux de cheville en or, Raicharan l’emmenait deux fois par jour prendre l’air dans sa charrette.
La saison des pluies arriva. Telle une ogresse affamée, la Padma commença d’engloutir champs de blé, jardins et villages. Touffes de kash et bosquets de tamaris furent bientôt submergés. Tout autour montait, assourdissant, avec le grondement inquiétant du fleuve, le bruit des flots qui venaient, pour la ronger, se briser continûment sur la berge ; à voir les montagnes d’écume se précipiter, on sentait à quel point le courant était devenu fort.
Une après-midi où le ciel, bien que chargé, ne semblait pas être à la pluie, le capricieux Khokā refusa de rester enfermé à la maison et grimpa d’autorité dans sa petite charrette. Lentement, Channa le poussa en direction de la berge de la Padma, bien au-delà des champs de paddy. Il n’y avait aucun bateau sur le fleuve, aucun paysan occupé à travailler dans les champs. À travers les trouées des nuages, on pouvait voir le soleil embrasé se préparer, silencieusement, solennellement, à se coucher de l’autre côté du fleuve, derrière la rive sablonneuse et déserte. Soudain, les cris du petit garçon qu’accompagnaient de grands gestes vinrent rompre ce silence.
— Fleu’, Channa, fleu’ ! appelait-il.
Un peu plus loin, sur une étendue de terre boueuse, se dressait un kadamba géant à la cime duquel il y avait quelques fleurs : c’étaient elles qui avaient attiré l’attention de l’enfant. Deux ou trois jours plus tôt, Raicharan lui avait fabriqué un chariot-kadamba avec des fleurs enfilées sur un bâton, et le petit s’était tellement amusé à le tirer avec une ficelle que, ce jour-là, Raicharan n’avait pas eu à mettre ses rênes – brève promotion qui, de cheval, l’avait fait passer valet d’écurie.
Raicharan n’avait guère envie de patauger dans la boue pour aller cueillir des fleurs. Il se hâta donc de désigner du doigt une autre direction.
— Regarde, s’écria-t-il, regarde cet oiseau là-bas : il vole ! Ah, non, maintenant il est parti ! Viens, petit oiseau, viens !
Et il se mit à pousser la charrette à bras, vite, très vite, tout en continuant à marmonner des choses de ce genre.
Mais il était vain de tenter de détourner, au moyen d’une ruse aussi grossière, l’attention d’un garçon né pour être juge – d’autant qu’il n’y avait rien alentour qui pût le retenir, et que le subterfuge des oiseaux imaginaires risquait fort de ne pas marcher bien longtemps.
— Bon, d’accord, finit par dire Raicharan, tu restes assis dans la charrette et je vais cueillir les fleurs. Mais sois un bon garçon et ne t’approche pas de l’eau.
Et, retroussant son dhoti au-dessus du genou, il se dirigea vers le kadamba.
Bien entendu, l’interdiction formelle qui lui avait été faite eut pour effet d’attirer invinciblement vers l’eau le petit garçon, qui en oublia les fleurs de kadamba. Il la regarda : elle roulait ses flots rapides et ruisselait avec un bruit argentin ; il avait l’impression de voir mille et une vaguelettes s’enfuir avec une joyeuse malice en un lieu interdit, hors de portée de quelque puissant Raicharan.
Quoi de plus excitant pour l’enfant que leur espiègle exemple ? Le voilà donc qui descend doucement de la charrette et s’avance vers l’eau. Puis, s’emparant d’un long roseau en guise de canne à pêche, il se penche en avant et fait mine de pêcher à la ligne. Dans son doux langage inarticulé, l’onde semblait l’inviter à se joindre au jeu des vagues.
Il y eut un bruit sourd, mais sur la berge de la Padma en crue à l’époque de la mousson, il s’élève tant de bruits que celui-là passa inaperçu. Raicharan avait maintenant rempli le pan de son dhoti de fleurs de kadamba. Il descendit donc de l’arbre pour aller retrouver l’enfant, un grand sourire aux lèvres. Il s’aperçut alors que celui-ci n’était plus dans la charrette. Regardant autour de lui, il ne trouva pas trace du petit.
Son sang se glaça.
1 comment