C’était comme si l’univers tout entier était devenu d’un seul coup irréel – à la fois décoloré et trouble comme la fumée. Un cri désespéré jaillit de son cœur déchiré :
— Babu, Khokābabu, mon tendre, mon bon petit maître !
Mais personne n’appela « Channa » en réponse ; aucun rire malicieux ne retentit ; la Padma continuait à rouler ses flots rapides et à ruisseler avec un bruit argentin, comme si de rien n’était, comme si elle ne savait rien et n’avait pas le temps de se soucier des événements mineurs du monde.
À la tombée de la nuit, la mère du petit garçon, très anxieuse, envoya ses gens chercher l’enfant avec des lanternes. Quand ils atteignirent la berge du fleuve, ils trouvèrent Raicharan errant à travers les champs de paddy, tel un vent de tempête de minuit, et sanglotant : « Babu, mon Khokābabu. » Il finit par rentrer à la maison et alla se jeter aux pieds de sa maîtresse. À chacune de ses questions, il ne faisait que répondre : « Je ne sais pas, Mā, je ne sais pas. »
Bien que chacun sût dans le secret de son cœur que la Padma était la vraie coupable, les soupçons se portèrent sur un groupe de Tziganes qui avaient installé leur campement au bout du village. La maîtresse de maison commença même à suspecter Raicharan, allant jusqu’à l’accuser d’avoir volé le petit garçon. Au point qu’elle finit par appeler le serviteur et par le supplier en ces termes :
— Rends-moi mon enfant ! Je te donnerai tout l’argent que tu voudras.
Mais que pouvait faire Raicharan, sinon se frapper le front ? La maîtresse ordonna donc qu’on le chassât loin de sa vue.
Anukul Babu essaya de dissiper les soupçons non fondés de son épouse.
— Pour quel motif aurait-il pu commettre un acte aussi inique ?
— Que veux-tu dire ? répliqua-t-elle. Le garçon portait des ornements d’or.
II
Raicharan retourna dans son village natal. Sa femme ne lui avait pas donné d’enfant, et il avait depuis longtemps renoncé à l’espoir d’en avoir un. Il se trouva pourtant qu’avant même la fin de l’année, l’épouse, qui n’était plus toute jeune, accouchât d’un fils pour abandonner peu après les affaires d’ici-bas.
Les premiers temps, Raicharan n’éprouva que haine à l’égard de ce nouveau-né qui, à ses yeux, avait usurpé en quelque sorte la place de son cher Khokābabu. Il lui semblait que c’eût été péché mortel que de jouir de la présence de son fils après avoir laissé la Padma emporter le fils unique de son maître. Si sa sœur, veuve, n’avait été là, le petit n’eût guère respiré l’air de ce monde.
Quelle ne fut pas la surprise de Raicharan quand, au bout de quelques mois, l’enfant commença de franchir à quatre pattes le seuil de la porte et de faire preuve d’une joyeuse disposition à enfreindre les interdits ! Il riait et pleurait exactement comme le fils d’Anukul. Parfois même, les cris plaintifs du petit fendaient le cœur de Raicharan qui croyait entendre Khokābabu réclamer à cor et à cri son « Channa » perdu.
Le jour où Phelna (tel était le nom que la sœur de Raicharan avait donné à l’enfant) appela pour la première fois sa tante Pisi, Raicharan, frappé par ce nom si familier à ses oreilles, songea tout à coup : « Khokābabu ne peut se passer de mon amour, il est né une seconde fois dans ma maison. »
Il est vrai que plusieurs éléments convaincants le poussaient à croire cela. D’abord, l’intervalle très court entre la mort du premier et la naissance du second ; ensuite, le « miracle » en quelque sorte de la conception hautement improbable de Phelna ; enfin, le petit qui rampait, trottinait à pas hésitants, appelait sa tante Pisi exactement comme l’avait fait Khokābabu, et qui semblait être destiné, lui, aussi, à devenir juge.
Raicharan se rappela alors que la maîtresse de maison avait fait peser sur lui de graves soupçons et comprit à sa vive surprise que le seul instinct maternel lui avait à bon droit soufflé : « Quelqu’un a volé ton fils. » Il eut honte d’avoir ainsi négligé jusque-là l’enfant, et la folie du dévouement reprit possession de lui.
À compter de ce moment, il l’éleva comme un petit prince : il lui acheta des chemises en satin ; il lui rapporta une toque brodée d’or ; et les parures et les bijoux de son épouse décédée, il les porta à l’orfèvre qui en fit des bracelets et des anneaux de cheville. Il lui interdit de jouer avec les enfants du voisinage, si bien que Phelna n’avait, tout au long du jour, d’autre compagnon de jeu que son père. Chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, les garnements du village ne manquaient pas de se moquer de lui en le traitant de prince ; quant aux villageois, ils ne laissaient pas de s’étonner de l’étrange conduite de Raicharan.
Quand Phelna fut en âge d’aller à l’école, le père vendit son lopin de terre et emmena l’enfant à Calcutta. Au prix de grandes difficultés, il trouva un travail, ce qui lui permit d’envoyer son fils dans un établissement respectable. Il vivait chichement, se privant de tout pour assurer à ce dernier une bonne nourriture, de beaux vêtements et une éducation de qualité. « Si c’est ton amour pour moi qui t’a conduit jusque dans ma maison, se disait-il, alors, mon cher enfant, tu ne saurais recevoir que le meilleur. »
Douze années s’écoulèrent ainsi. Le garçon s’était développé sur tous les plans : il réussissait dans ses études, et on ne pouvait le voir ou l’entendre sans être sensible au charme de sa personne ; il était rayonnant de santé ; il avait une peau sombre d’un bel éclat et prenait grand soin de ses cheveux. Ses goûts plutôt raffinés étaient ceux d’un être délicat. Il avait du mal à imaginer que Raicharan fût son père, car celui-ci le traitait moins avec l’affection d’un père qu’avec le dévouement d’un serviteur. Jamais Phelna n’avoua la vérité à quiconque – ce que l’on ne peut porter à son crédit. Les étudiants de l’hôtel où il logeait raillaient volontiers ce fruste paysan et, lorsque celui-ci était absent, Phelna lui-même – pourquoi le nier ? – se joignait à l’hilarité générale. Il reste que tout le monde aimait le vieux bonhomme si doux, si dévoué, Phelna le premier, mais, je le répète, il ne s’agissait pas d’un amour filial : une certaine condescendance se mêlait à son affection.
Raicharan commençait à se faire vieux. Sa santé allait se détériorant, et il était incapable de se concentrer sur son travail : il perdait la mémoire. Bref, son employeur ne cessait de le prendre en défaut. Raicharan aurait difficilement pu alléguer son grand âge comme excuse : aucun patron versant un plein salaire à son employé ne l’eût acceptée. Par ailleurs, l’argent liquide qu’il avait réuni en vendant ses biens était presque épuisé. À présent, Phelna se plaignait sans cesse d’être à court de vêtements convenables et de petits luxes.
III
Un beau jour, Raicharan fut soudain démis de son poste. Il donna un peu d’argent à Phelna en lui disant :
— Il est arrivé quelque chose.
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