Qui était cet enchanteur ? Après son bain, il émergeait de la rivière, ses cheveux ruisselants attachés en chignon, son long corps mince et clair pareil à la flamme d’un feu sacrificiel – si bien que les premiers rayons du soleil qui le touchaient semblaient émaner de lui.
Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. On était à présent au mois de chaitra, c’est-à-dire au beau milieu du printemps. Au moment de l’éclipse du soleil, les gens arrivèrent en foule pour se baigner dans le Gange, et une gigantesque foire se tint sous l’acacia. Nombre de pèlerins, à cette occasion, purent apercevoir le sannyāsī. Parmi eux, un groupe de femmes originaires du village où vivait la belle-famille de Kusum.
Le saint homme, assis sur mes marches, était plongé dans sa méditation. À sa vue, une des femmes du groupe pinça tout à coup sa voisine en s’écriant :
— Regarde donc, n’est-ce pas le mari de notre Kusum ?
L’autre écarta son voile d’un doigt ou deux pour s’exclamer :
— Mais oui, c’est bien lui ! C’est le cadet de la famille Chatterjee.
Une troisième femme, qui ne paraissait guère se soucier d’arranger son voile, renchérit :
— Il a exactement le même front, le même nez et les mêmes yeux.
Une quatrième enfin, occupée à remplir sa cruche, déclara avec un soupir sans regarder le sannyāsī :
— Il n’est plus parmi nous, hélas ! Comment pourrait-il être de retour ? Se pourrait-il que Kusum ait cette chance ?
Alors l’une d’elles objecta :
— Il n’avait pas la barbe aussi longue.
Une autre :
— Il n’était pas aussi mince.
Une autre encore :
— Il me semblait moins grand.
La question ainsi plus ou moins réglée, la discussion en resta là.
Tout le monde au village avait maintenant vu le sannyāsī à la seule exception de Kusum. La foule était si dense que la jeune fille avait même renoncé à s’approcher du ghāt. Un jour pourtant – c’était le premier soir de la pleine lune –, en voyant l’astre se lever dans le ciel, elle s’y résolut, peut-être parce que cela lui rappelait notre vieille entente.
Il n’y avait plus personne sur le ghāt. Les criquets stridulaient. Les cloches de bronze du temple avaient cessé de tinter depuis peu, et la dernière onde sonore résonnait toujours plus faible, pour aller se perdre, tel un fantôme de son, dans la rangée d’arbres indistincte de la rive opposée. La lune, dans son plein, resplendissait ; les vaguelettes du fleuve grossi par la marée clapotaient contre les berges. Kusum, assise sur ma plus haute marche, projetait son ombre sur moi. Il n’y avait presque pas de vent. La végétation était immobile. Devant Kusum, le clair de lune inondait le Gange de lumière ; derrière elle, comme à sa droite et à sa gauche, l’obscurité, tapie dans son linceul, se cachait parmi les arbres et les buissons, l’ombre du temple, les fondations de la maison en ruine, les bords de l’étang, le bosquet de palmiers. Les chauves-souris se balançaient aux branches des arbres du diable. Un hibou, perché au faîte du temple, lançait son hululement plaintif. Près des habitations, le glapissement des chacals retentissait bruyamment pour diminuer ensuite.
Le sannyāsī sortit à pas lents du temple. Il avait descendu quelques marches en direction du ghāt mais, ayant aperçu une femme solitaire, s’apprêtait à revenir sur ses pas, quand Kusum, levant soudain la tête, se retourna pour regarder derrière elle.
Le pan de son sari, qui dissimulait jusque-là son visage, avait glissé. La clarté de la lune tomba sur son visage légèrement renversé comme elle serait tombée sur une fleur épanouie. À ce moment précis, Kusum et le sannyāsī échangèrent un regard. Ils semblaient déjà se connaître, comme s’ils s’étaient rencontrés dans une existence antérieure.
Le hibou s’envola au-dessus de leur tête en hululant. Au cri de l’oiseau, Kusum tressaillit, puis se ressaisit et ramena le pan de son sari sur sa tête. Enfin, elle se leva et se prosterna aux pieds du sannyāsī.
Après lui avoir donné sa bénédiction, celui-ci lui demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
— Mon nom est Kusum, répondit-elle.
Ce soir-là, ils n’échangèrent pas une parole de plus. Kusum, qui habitait tout près du ghāt, reprit lentement le chemin de sa maison, tandis que le sannyāsī demeurait sans bouger sur mes marches. Il y resta jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Quand la lune eut accompli sa traversée d’est en ouest et que l’ombre du sannyāsī se projeta non plus derrière lui mais devant lui, alors seulement il se leva pour pénétrer dans le temple.
À compter de ce moment, je vis Kusum venir chaque jour se prosterner à ses pieds. Lorsqu’il expliquait les textes sacrés, elle l’écoutait, blottie dans un coin. Et quand il avait terminé ses offices du matin ou du soir, il l’appelait auprès de lui et lui parlait de religion. Pouvait-elle saisir le sens de toutes ses paroles ? Quoi qu’il en soit, elle l’écoutait en silence, avec une extrême attention. Elle suivait scrupuleusement tous les conseils qu’il lui donnait.
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