Chaque jour, elle vaquait aux tâches du temple sans jamais négliger le service de la divinité ; cueillait des fleurs pour la pūjā et allait puiser de l’eau au Gange pour laver le sol du temple.

Quand elle était assise sur mes marches, elle réfléchissait à tout ce que le sannyāsī lui avait dit. Lentement, très lentement, sa vision du monde semblait s’élargir, son cœur se déplier : elle commença de voir ce qu’elle n’avait encore jamais vu, d’entendre ce qu’elle n’avait encore jamais entendu. L’ombre qui avait jeté un voile sur son visage serein disparut. Chaque matin, quand elle se prosternait aux pieds du sannyāsī, elle avait l’air d’une fleur humide de rosée que l’on offre à la divinité. De son corps tout entier semblait émaner une lumière à la fois chaste et rayonnante.

Lorsque la fin de l’hiver approche, un petit vent froid sévit encore, mais de temps à autre, vers le soir, une brise tiède de printemps, déjà, souffle du sud, et la fraîcheur de l’air se dissipe. Après des jours et des jours de silence, on entend à nouveau retentir les chants et les flûtes de bambou du village. Les bateliers posent leurs rames et laissent dériver leurs barques au fil de l’eau pour entonner des hymnes à Krishna. Et quand, soudain, les oiseaux commencent de lancer leurs appels jubilants de branche en branche, on sait que la belle saison est arrivée. Il en était ainsi.

Il semblait que la caresse de la brise printanière eût infusé petit à petit une jeunesse nouvelle dans mon cœur de pierre. Les mousses et les herbes flottantes qui me recouvraient proliféraient, comme si elles avaient capté et détourné à leur profit cette toute neuve effervescence. C’est à ce moment que je perdis de vue Kusum. Pendant quelques jours, elle n’avait paru ni au temple, ni au ghāt ; on ne l’avait pas vue non plus auprès du sannyāsī.

J’ignore ce qui s’était passé dans l’intervalle. Toujours est-il que le saint homme et Kusum se rencontrèrent quelque temps plus tard sur mes marches. C’était le soir.

Baissant la tête, Kusum demanda :

— Vous m’avez fait appeler, Maître ?

— Oui. Pourquoi ne viens-tu plus me voir ? Pourquoi négliges-tu maintenant le service de tes dieux ?

Kusum garda le silence.

— Dis-moi franchement le fond de ta pensée.

Détournant à demi le visage, elle répondit :

— Maître, je suis une pécheresse, voilà pourquoi j’ai manqué à mon devoir.

— Kusum, répondit le sannyāsī, je sens que ton âme est en proie à l’inquiétude.

Elle tressaillit. Peut-être pensait-elle : « Qui sait s’il n’a pas tout compris ? » Ses yeux se remplirent de larmes. Elle s’assit sur mes marches, près des pieds du sannyāsī, puis, s’étant couvert le visage du pan de son sari, elle éclata en sanglots.

S’écartant légèrement, il reprit :

— Dis-moi ce que tu as dans le cœur, et je te montrerai le chemin de la paix.

Kusum se mit à parler avec l’accent d’une pure dévotion, mais, de temps à autre, elle s’arrêtait, de temps à autre, elle achoppait sur les mots.

— Puisque vous me l’ordonnez, je vous répondrai. Je ne pourrai pas m’exprimer correctement, mais peu importe, car vous avez sûrement lu au fond de mon cœur. Maître, j’ai adoré un être humain comme s’il était un dieu, j’ai accompli chaque jour le culte pour lui, et mon cœur débordait de félicité. Mais une nuit, j’ai vu en rêve le seigneur de mon cœur : il était assis dans un petit bois de bakul et, tout en serrant ma main droite dans sa main gauche, il me murmurait des mots d’amour à l’oreille. La scène ne me semblait en rien invraisemblable ; au contraire, elle me paraissait parfaitement naturelle. Le rêve s’est évanoui, mais l’illusion est restée. Le lendemain, lorsque j’ai porté mon regard sur lui, il m’est apparu sous un tout autre jour que la veille. Voyant que l’image de mon rêve continuait à me poursuivre, j’ai été prise de terreur et tentée de fuir au loin. En vain : l’image ne se détachait pas de moi. Depuis, mon âme a cessé de connaître la paix. Tout en moi s’est obscurci.

Tandis qu’elle prononçait ces paroles tout en essuyant ses larmes, je me rendis compte que, de son pied droit, le sannyāsī exerçait une forte pression sur la marche de pierre.

Une fois le récit de Kusum achevé, il s’adressa à elle en ces termes :

— Tu dois me dire qui tu as vu en rêve.

— Non, non, implora-t-elle en joignant les mains, je ne peux pas.

— Si je t’ai demandé cela, insista le sannyāsī, c’est pour ton bien, alors va droit au fait et parle-moi sans ambages.

Pressant ses petites mains délicates l’une contre l’autre dans un geste de supplication, elle répondit :

— Faut-il vraiment que je le fasse ?

— Oui, tu le dois.

Et sans plus attendre, Kusum lança :

— Maître, c’est toi.

Dès qu’elle perçut le son de ses propres paroles, elle tomba évanouie sur mes durs genoux. Quant au sannyāsī, il restait là, parfaitement immobile, telle une statue de pierre.

Lorsque Kusum, revenue de son évanouissement, put s’asseoir, il s’adressa à elle avec une grande douceur :

— Tu m’as obéi en toutes choses ; il faut maintenant que tu obéisses à mon dernier ordre. Je vais partir aujourd’hui même. Nous ne devons plus nous rencontrer.