Tu dois m’oublier. Promets-moi que tu t’efforceras de le faire.
Kusum se leva, regarda le sannyāsī droit dans les yeux et dit d’une voix calme :
— Maître, il en sera ainsi.
— Je m’en vais donc, répondit celui-ci. Adieu.
Kusum resta silencieuse. Se prosternant devant le sannyāsī, elle se toucha le front avec la poussière de ses pieds. Le saint homme s’en alla.
« Il m’a ordonné de l’oublier », se dit-elle – et elle descendit lentement, très lentement dans le Gange.
Depuis sa petite enfance, elle avait vécu sur les bords du Gange ; si à présent, dans son accablement, ces eaux chéries ne la prenaient pas dans leurs bras, qui le ferait ? La lune disparut, la nuit s’enfonça dans une effrayante obscurité. J’entendis un bruit d’éclaboussure – et puis plus rien. Je ne pouvais rien distinguer. Le vent se mit à souffler avec violence comme s’il voulait chasser toutes les étoiles du ciel, comme si les ténèbres n’étaient pas encore assez profondes.
Ce soir-là, la petite fille qui avait si longtemps joué sur mes vieilles marches cessa son jeu pour s’en aller dans un pays lointain. Où ? Je n’ai jamais pu le savoir.
Le Receveur des postes
Pour son premier emploi, le receveur des postes fut affecté au village d’Ulapur. C’était un village très humble. Mais il y avait, à proximité, une plantation d’indigo, aussi le directeur anglais était-il parvenu, au prix de grands efforts, à y établir un bureau de poste.
Notre receveur était un enfant de Calcutta. Ayant échoué dans ce village perdu, il se trouvait comme un poisson hors de l’eau. Il disposait pour tout local d’une cabane sombre au toit de chaume, non loin d’un étang couvert de jacinthes d’eau, avec, tout autour, une végétation dense. Le personnel de la plantation n’avait guère de loisir ; en outre, il ne constituait pas une société très appropriée pour un homme instruit. Disons plutôt qu’en bon natif de Calcutta, le receveur des postes n’était pas très liant. En terrain non familier, il se montrait volontiers arrogant ou emprunté. C’est pourquoi il n’avait que peu de contacts avec les gens du pays.
Il n’avait pas grand-chose à faire. De temps à autre, il s’essayait à écrire un peu de poésie. Le bonheur d’une existence passée à contempler le frémissement des feuilles dans les arbres ou la course des nuages dans le ciel – voilà ce que disaient ses poèmes. Dieu sait pourtant que si en une seule nuit, un djinn sorti tout droit d’un conte arabe avait abattu tous les arbres, construit une route et dissimulé les nuages derrière des rangées d’immeubles très hauts, notre distingué jeune homme à demi mort d’ennui aurait eu l’impression de revivre !
Son salaire de receveur des postes était très modeste. Une petite orpheline du village s’occupait de son ménage en échange de sa nourriture quotidienne, mais il devait préparer lui-même ses repas. Cette fillette, âgée d’une douzaine d’années, s’appelait Ratan. Il semblait improbable qu’elle trouvât à se marier un jour.
Le soir, quand la fumée commençait à s’élever des étables du village et les criquets à striduler dans chaque buisson, quand une troupe de bāul en état d’ivresse, venue d’un lointain village, se mettait à chanter à tue-tête au son des tambours et des cymbales, quand, assis seul dans la véranda obscure, le poète lui-même pouvait être pris de légers frissons rien qu’à regarder frémir le feuillage – le receveur des postes allumait une lampe dans un coin de sa hutte avant d’appeler :
— Ratan !
En entendant cet appel, qu’elle attendait, assise à la porte, la fillette n’entrait pas dans la cabane ; elle se contentait de lancer :
— Tu m’as appelée, Dadababu ?
— Que fais-tu ?
— Il faut que j’aille allumer le feu à la cuisine.
— Laisse cela pour l’instant. Prépare plutôt mon hookah !
Et bientôt, Ratan entrait, les joues gonflées à force de souffler sur le fourneau du hookah. Lui prenant l’objet des mains, le receveur demandait abruptement :
— Eh bien, Ratan, te souviens-tu de ta mère ?
Il y avait tant à dire : elle se rappelait certaines choses, en avait oublié d’autres. De son père, qui plus que sa mère l’avait aimée, elle avait gardé quelques souvenirs. Il rentrait chaque soir à la maison après avoir travaillé dur tout le jour, et une ou deux de ces soirées étaient restées gravées dans sa mémoire plus nettement que d’autres. Tout en parlant, Ratan se rapprochait petit à petit du receveur des postes et finissait par s’asseoir à ses pieds. « Ah oui, se remémorait-elle, j’avais aussi un petit frère ! » Un jour, il y avait longtemps de cela, pendant la saison des pluies, ils s’étaient retrouvés tous les deux au bord d’un étang et ils avaient joué à attraper des poissons avec des branches cassées en guise de cannes à pêche. Ce détail semblait être fixé dans son esprit plus profondément que bien des choses plus importantes. Parfois, leur conversation se prolongeait tard dans la soirée, et le receveur des postes n’avait plus le courage de préparer à manger.
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