Ratan se hâtait de rallumer le feu pour y faire cuire quelques galettes de pain, et ces galettes, complétées par les restes de légumes de leur premier repas, composaient tout leur souper.
Certains soirs, assis sur un tabouret bas en bois dans un coin de sa grande cabane, le receveur des postes évoquait sa famille – son jeune frère, sa mère et sa sœur aînée, trois êtres dont il se languissait dans son exil solitaire. Alors qu’il n’aurait jamais songé à partager avec les employés de la plantation d’indigo les pensées qui lui venaient souvent à l’esprit, il les confiait – sans le moindre embarras – à cette humble fillette quasi illettrée. Ratan finit par parler de la famille du receveur des postes – sa mère, sa sœur et son frère – comme si c’étaient des membres de sa propre famille. Sur la toile de son petit cœur elle avait même peint un portrait imaginaire de chacun d’eux.
Un jour, vers midi, il y eut une trêve dans la saison des pluies : il soufflait une brise tiède, et il y avait comme une odeur de soleil sur les feuilles et l’herbe mouillée. L’haleine chaude de la terre recrue de fatigue semblait passer sur la peau. Quelque part, un oiseau obstiné débitait son chant monotone, répétant encore et encore ses appels plaintifs au Conseil de la Nature.
Le receveur des postes n’avait quasiment rien à faire, et en vérité, les seules choses à regarder étaient le frémissement des feuilles lisses et luisantes, lavées de frais, et les ruines éblouissantes des derniers bancs de nuages. Tout en se livrant à sa contemplation, il songeait à la douceur que c’eût été d’avoir en ce lieu une âme sœur – ou plutôt une petite idole humaine à chérir comme l’objet de l’affection la plus profonde. N’était-ce pas ce que l’oiseau était précisément en train de répéter sans se lasser ? Et le bruissement du feuillage dans la pénombre solitaire de ce début d’après-midi ne lui faisait-il pas écho ? Personne ne croirait ni même n’imaginerait qu’un receveur de village de seconde classe au maigre salaire pût nourrir de telles pensées dans le silence et la vacuité d’un jour de repos, à l’heure de la sieste.
Avec un grand soupir, il finit par appeler :
— Ratan !
Ratan, assise sous un goyavier, les jambes allongées, était occupée à manger des goyaves encore vertes. En entendant l’appel de son maître, elle accourut aussitôt pour demander, tout essoufflée :
— Dadababu, tu m’as appelée ?
— Je vais t’apprendre à lire, enfin un petit peu à la fois.
À partir de ce moment, la première heure de chaque après-midi fut consacrée à l’apprentissage de la lecture. Le receveur commença par les voyelles, puis passa aux consonnes pour en arriver très progressivement aux ligatures.
Durant tout le mois de srāban, la pluie ne cessa pas. Canaux, citernes et fossés débordaient. Jour et nuit, on n’entendait plus que le bruit de la pluie et le coassement des grenouilles. Il était pratiquement impossible de se déplacer à pied dans le village – il fallait aller au marché en barque.
Un jour, il plut à verse du matin au soir. La petite élève du receveur des postes était restée longtemps assise près de la porte à attendre l’appel du maître, mais ne l’ayant pas entendu comme les autres jours, elle entra lentement dans la pièce avec son petit ballot de livres. Le receveur gisait sur son lit. Pensant qu’il se reposait, elle allait se retirer sur la pointe des pieds quand soudain, elle l’entendit appeler :
— Ratan !
La fillette se hâta de revenir auprès de lui.
— Dadababu ? demanda-t-elle. Tu dormais ?
— Je ne me sens pas très bien, répondit le receveur d’une voix plaintive. Mets un peu ta main sur mon front.
Dans cet endroit du bout du monde noyé sous les pluies diluviennes, son corps souffrant aspirait à un peu de réconfort. Il se rappelait avec nostalgie une sensation sur son front brûlant de douces mains chargées de bracelets de coquillages. Il avait besoin d’imaginer une présence féminine à ses côtés, une mère ou une sœur aimante qui eût adouci l’affreuse détresse de l’exil et de la maladie. Son désir ne resta pas inexaucé. La fillette Ratan n’était plus une fillette désormais. À compter de ce moment, elle assuma le rôle de mère, faisant venir le docteur, donnant au malade ses comprimés de quinine à l’heure prescrite, veillant à son chevet des nuits entières, lui cuisinant des plats de régime et répétant cent fois : « Est-ce que tu te sens un peu mieux, Dadababu ? »
Après bien des jours, le receveur, affaibli et amaigri, quitta enfin son lit de misère. Il avait décidé qu’assez, c’était assez : il devait partir d’une manière ou d’une autre. Il écrivit donc aussitôt une lettre à Calcutta pour demander sa mutation au motif que le climat était insalubre.
Déchargée de ses tâches de garde-malade, Ratan reprit sa place habituelle devant la porte. Mais l’appel du receveur ne lui parvenait plus comme avant. De temps à autre, elle jetait un coup d’œil furtif à l’intérieur de la hutte et voyait le receveur allongé sur son lit ou bien assis sur son tabouret à regarder dans le vide d’un air absent. Pendant qu’elle restait dehors, suspendue à son appel, il attendait anxieusement la réponse à sa demande de mutation. La fillette se rassit devant la porte et se mit à repasser indéfiniment ses leçons. Elle était terrifiée à l’idée de mélanger toutes les consonnes et les ligatures le jour où le receveur des postes l’inviterait de nouveau pour prendre sa leçon.
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