Un soir, au bout de plusieurs semaines, elle s’entendit enfin héler par son nom :

— Ratan !

Le cœur débordant, la fillette se précipita dans la hutte en disant :

— Tu m’as appelée, Dadababu ?

— Ratan, je pars demain.

— Où vas-tu ?

— Je rentre chez moi.

— Quand reviens-tu ?

— Je ne reviendrai pas.

Ratan ne posa pas d’autre question. C’est de lui-même que le receveur raconta à la fillette que sa demande de mutation ayant été rejetée, il avait démissionné et s’apprêtait à retourner chez lui. Pendant un long moment, ils restèrent tous deux silencieux. La lampe continuait à brûler d’une flamme incertaine, et l’eau de pluie qui s’infiltrait par un trou dans le toit de chaume en mauvais état continuait à tomber goutte à goutte dans un plat de terre cuite. Au bout de quelques instants, lentement, très lentement, Ratan se leva pour aller préparer des galettes à la cuisine. Mais elle n’y mit pas autant de vivacité que les autres jours. Peut-être une foule de pensées nouvelles étaient-elles en train d’éclore dans sa tête. Quand le receveur eut fini de manger, la fillette lui demanda soudain :

— Dadababu, est-ce que tu m’emmèneras chez toi ?

— Comment pourrais-je faire une chose pareille ? répondit le receveur en riant.

Mais il n’éprouva pas le besoin d’expliquer à la fillette pour quelle raison c’était impossible.

Toute la nuit, qu’elle rêvât ou restât éveillée, Ratan entendit résonner à ses oreilles la voix moqueuse de son maître : « Comment pourrais-je faire une chose pareille ? »

En se levant à l’aube, le receveur des postes trouva l’eau de son bain prête (fidèle à ses vieilles habitudes de Calcutta, il utilisait toujours pour sa toilette de l’eau rapportée dans un seau). Pour une raison ou pour une autre, la fillette avait été incapable de lui demander à quelle heure il partirait ; c’est pourquoi, tard dans la soirée, elle était allée puiser à l’étang l’eau de son bain, au cas où il en aurait eu besoin de très bonne heure. Sa toilette terminée, le receveur appela Ratan. Elle entra à pas légers dans la hutte et lui jeta un seul regard, attendant ses ordres en silence.

— Ratan, déclara-t-il, je dirai à mon remplaçant de veiller sur toi comme je l’ai fait jusqu’ici. Surtout, ne te fais aucun souci en ce qui concerne mon départ.

Sans doute ces paroles étaient-elles inspirées par un élan d’affectueuse compassion, mais qui peut comprendre un cœur de femme ? Ratan avait enduré avec patience bien des rebuffades de la part de son maître, mais ces mots presque tendres, elle ne put les supporter. Submergée d’émotion, elle s’écria en pleurant :

— Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit à quiconque à mon sujet. Je ne veux pas rester ici.

Le receveur tombait des nues : il n’avait encore jamais vu Ratan dans un état pareil.

Son successeur arriva. Après lui avoir transmis sa charge, l’ex-receveur des postes se prépara à partir. Avant de s’en aller, il fit venir Ratan :

— Ratan, lui dit-il, jusqu’ici, je n’ai jamais rien pu te donner. Mais aujourd’hui, avant de partir, je voudrais te laisser quelque chose qui te permettra de te débrouiller quelque temps.

Et il sortit de sa poche tout l’argent de son salaire du mois, à l’exception d’une petite somme réservée aux dépenses du voyage. Alors Ratan tomba à genoux dans la poussière et lui étreignit les pieds en disant :

— Dadababu, je t’en supplie, je t’en supplie, ne me donne rien, je t’en supplie, personne ne doit s’inquiéter de moi.

Et elle s’enfuit à toutes jambes.

Avec un soupir, l’ex-receveur des postes ramassa son sac de voyage, mit son parapluie sur l’épaule et, accompagné d’un coolie qui portait sa malle en fer rayée bleu et blanc, il se dirigea lentement vers l’embarcadère.

Mais quand il monta à bord et que le bateau appareilla, quand les eaux du fleuve grossi par les pluies, telles d’irrépressibles larmes montant de la terre, commencèrent à clapoter contre la coque, une poignante tristesse lui envahit le cœur : il lui sembla que l’image de ce visage désolé de simple fillette de village concentrait en lui un infini de chagrin inexprimé, incarnait tout le chagrin du monde. Il fut pris d’un vif désir de revenir en arrière : ne devait-il pas aller chercher cette petite épave tombée des bras de la terre ? Mais déjà le vent gonflait les voiles, le fleuve, sous l’effet de la mousson, coulait plus impétueusement, le bateau avait dépassé le village, on apercevait le champ de crémation sur la berge. Avec le courant du fleuve qui l’entraînait au loin, des pensées philosophiques se levèrent dans l’esprit, comme détaché, du voyageur : l’existence n’était-elle pas une succession de disparitions et de morts ? Alors à quoi bon revenir ? Qui appartenait à qui en ce monde ?

Mais Ratan, elle, ne disposait d’aucune vérité philosophique susceptible de la consoler. Elle n’avait d’autre solution que d’errer du côté de la poste en pleurant toutes les larmes de son corps. Peut-être gardait-elle dans le secret de son âme le vague espoir que Dadababu reviendrait, et c’était assez pour la fixer à cet endroit et l’empêcher de s’éloigner. Que le cœur des hommes est donc insensé ! L’aveuglement persiste ; la raison est lente à pénétrer l’esprit. Nous nous agrippons des deux mains à l’espoir le plus chimérique, nous l’étreignons au péril de notre vie en refusant obstinément d’écouter les puissants arguments du bon sens. À la fin pourtant, il nous échappe, nous laissant exsangues – jusqu’à ce que, à peine ressuscités, nous nous empressions de retomber dans les pièges de l’illusion.

Le Cahier d’écolier

Dès qu’elle sut écrire, Uma devint un véritable fléau. Armée d’un morceau de charbon, elle traçait des lignes irrégulières sur tous les murs de la maison et écrivait en grosses lettres maladroites : La pluie crépite, les feuilles palpitent. Un jour, elle dénicha sous l’oreiller de la femme de son frère aîné un exemplaire des Aventures secrètes de Haridas et nota au crayon sur chaque page : Eau noire, fleur rouge. La plupart des dates propices du nouvel almanach que consultaient tous les membres de la maisonnée étaient éclipsées, si j’ose dire, par ses gribouillis géants. Et dans le livre de comptes que son père tenait quotidiennement, elle griffonna au beau milieu de la colonne des crédits :

Qui apprend à lire, à écrire

charrette et cheval peut conduire.

Jusque-là ses essais d’écriture n’avaient encore jamais rencontré d’obstacle ; mais il finit par lui arriver une fâcheuse mésaventure. Si Gobindalal, le frère aîné d’Uma, paraissait plutôt inoffensif, il avait la manie d’écrire dans les journaux. À l’écouter parler, aucun de ses amis ou parents n’avait le sentiment de se trouver en présence d’un penseur, et en vérité, on ne pouvait à juste titre le soupçonner de penser sur aucun sujet. Reste qu’il écrivait, et que ses opinions étaient en accord avec celles de la plupart des lecteurs de journaux bengalis.