Mais, au nom du diable, comment s’est-il trouvé ici ?

– Il faut qu’il soit venu avec Michel Lambourne.

– Et qui est ce Michel Lambourne ? De par le ciel ! tu devrais mettre une enseigne à la porte, et inviter tous les vagabonds à y entrer, afin qu’ils puissent voir ce que tu devrais cacher même à l’air et au soleil.

– Voilà comme les courtisans remercient des services qu’on leur rend ! Ne m’avez-vous pas chargé, M. Richard Varney, de vous chercher un homme ayant une bonne lame et une conscience à toute épreuve ? Ne devais-je pas m’occuper de vous le trouver ? Et cela n’était pas facile ; car, grâce au ciel, je ne fais pas ma société de gens de cette trempe. Mais le ciel a voulu que ce grand drôle, qui est, sous tous les rapports, le coquin déterminé que vous désirez, soit arrivé ici pour réclamer impudemment les droits d’une ancienne connaissance, et j’ai admis ses prétentions uniquement pour vous faire plaisir. Voilà comme vous me remerciez de m’être dégradé pour vous jusqu’à converser avec lui !

– Mais si c’est un drôle qui te ressemble, et à qui il ne manque que le vernis d’hypocrisie qui pare ton âme, à peu près aussi bien que les restes de dorure qu’on voit sur une vieille arme rongée par la rouille, comment se fait-il que le religieux, le langoureux Tressilian soit venu ici avec lui ?

– Je n’en sais rien ; mais ils sont venus ensemble, de par le ciel ! Et pour vous dire la vérité, ce Tressilian, puisque c’est son nom, a eu un moment de conversation avec notre jolie poupée, tandis que je causais avec Lambourne dans la bibliothèque pour votre affaire.

– Misérable imprudent ! tu nous as perdus tous deux. Elle a déjà plus d’une fois jeté un regard en arrière vers la maison de son père en l’absence de milord. Si les sermons de ce nigaud l’ont décidée à retourner à son ancien perchoir, nous sommes perdus.

– Ne craignez rien, M. Varney, il prêcherait en vain. Dès qu’elle l’a aperçu, elle a poussé un cri comme si un aspic l’avait piquée.

– Tant mieux. Mais, mon bon Foster, ne pourrais-tu sonder ta fille pour savoir ce qui s’est passé entre eux ?

– Je vous dis clairement, M. Varney, que ma fille n’entrera pour rien dans nos projets ; je ne veux pas qu’elle se chauffe du même bois que nous. Je puis vous aider, moi, parce que je sais comment me repentir de mes fautes ; mais je ne veux pas mettre en danger l’âme de mon enfant pour votre bon plaisir ou celui de milord. Je puis marcher entre les pièges et les précipices, parce que je suis armé de prudence ; mais je ne veux pas y risquer ma pauvre fille.

– Sot méfiant, je n’ai pas plus envie que toi que ta morveuse de fille soit admise dans nos secrets, ni qu’elle aille au diable sur les talons de son père ; mais tu peux indirectement apprendre d’elle quelque chose.

– Oh ! c’est ce que j’ai déjà fait, M. Varney : sa maîtresse s’est écriée que son père était malade.

– Malade ! cela est bon à savoir, et j’en tirerai parti. Mais il faut débarrasser le pays de ce Tressilian. Je n’aurais eu besoin de personne pour cette affaire, car je le hais comme le poison ; sa présence est pour moi une coupe de ciguë ; et j’ai vu le moment où nous n’aurions plus eu à le craindre ; mais le pied m’a glissé, et pour dire la vérité, si ton camarade ne fût arrivé à propos pour lui arrêter le bras, je saurais à présent si toi et moi nous avons pris le chemin du ciel ou celui de l’enfer.

– Et vous parlez si légèrement d’un tel risque, M. Varney ! eh bien, vous avez du courage. Quant à moi, si je n’espérais vivre encore bien des années, et avoir le temps de travailler au grand ouvrage du salut par le repentir, je ne vous suivrais pas dans votre carrière.

– Tu vivras autant que Mathusalem, Foster ; tu amasseras autant de richesses que Salomon, et alors tu te repentiras si dévotement que tu deviendras plus fameux par ta pénitence que tu ne l’auras été par ta coquinerie ; et ce n’est pas peu dire. Mais, quant à présent, il faut prendre garde à Tressilian. Ton pendard de camarade est à ses trousses ; il y va de notre fortune, Tony.

– Je le sais, je le sais, répondit Foster d’un air sombre ; voilà ce que c’est que d’être ligué avec un homme qui ne connaît pas même assez les Écritures pour savoir que le journalier mérite son salaire ! C’est pour moi, suivant l’usage, que seront toutes les peines et tous les risques.

– Les risques ? et où sont ces grands risques ? Ce drôle vient rôder aux environs de ton parc et de ta maison ; tu le prends pour un voleur ou un braconnier ; tu emploies contre lui le fer ou le plomb ; quoi de plus naturel ? Un chien à la chaîne mord celui qui s’approche trop de sa loge. Qui pourrait l’en blâmer ?

– Oui ; et en me donnant une besogne de chien, vous me récompensez comme un chien. Vous, M. Varney, vous vous êtes fait une belle et bonne propriété de tous les biens de l’abbaye d’Abingdon, et moi je n’ai que la pauvre jouissance de ce petit domaine ; jouissance bien précaire, puisqu’elle est révocable à votre bon plaisir.

– J’entends ; tu voudrais que cette jouissance se convertît en propriété. C’est ce qui peut encore arriver, Tony, si tu le mérites. Mais bride en main, mon bon Foster ; ce n’est pas en prêtant une chambre ou deux de cette vieille maison pour servir de volière à la jolie perruche de milord, ce n’est pas en fermant tes portes et tes fenêtres pour l’empêcher de s’envoler, que tu t’en montreras digne. Souviens-toi que le revenu net de ce manoir est évalué soixante-dix-neuf livres sterling cinq shillings cinq pence et demi, sans y comprendre les bois. Tu dois avoir de la conscience, et convenir qu’il faut de grands services, des services secrets, pour mériter une telle récompense, et quelque chose de mieux. Maintenant fais venir ton domestique pour qu’il me tire mes bottes ; fais-moi servir à dîner, donne-moi une bouteille de ton meilleur vin ; et ensuite j’irai voir cette grive avec un costume soigné, un air serein et un cœur gai.

Ils se séparèrent, et se rejoignirent à midi, qui était alors l’heure du dîner, Varney élégamment vêtu en courtisan de cette époque, et Foster même ayant fait une espèce de toilette qui ne faisait que mieux ressortir un extérieur difforme.

Ce changement n’échappa point aux yeux de Varney. Quand ils eurent fini leur repas, et que le domestique se fut retiré : – Comment diable ! Tony, lui dit-il en le toisant des pieds à la tête, te voilà beau comme un chardonneret ; je crois qu’à présent tu pourrais siffler une gigue. Mais je vous demande excuse, cet acte profane vous ferait rejeter du sein de la congrégation des zélés bouchers, des purs tisserands et des saints boulangers d’Abingdon, qui laissent refroidir leur four tandis que leur tête s’échauffe.

– Vous répondre par de saints discours, M. Varney, ce serait, excusez la parabole, ce serait jeter des perles aux pourceaux. Ainsi je vous parlerai le langage du monde, le langage que celui qui est le roi du monde vous a donné la faculté de comprendre, et dont vous avez appris à tirer parti d’une manière peu commune.

– Dis tout ce que tu voudras, honnête Tony ; car, soit que tu prennes pour base de tes discours ta foi absurde ou ta pratique criminelle, rien ne peut être plus propre à relever la saveur de ce vin d’Alicante. Ta conversation a un piquant qui l’emporte sur le caviar{22}, sur les langues salées, en un mot sur tout ce qu’on peut imaginer de meilleur pour disposer le palais à savourer le bon vin.

– Eh bien donc, dites-moi, M. Varney, milord notre maître ne serait-il pas mieux servi si son antichambre était remplie de gens honnêtes et craignant Dieu, qui exécuteraient ses ordres et songeraient à leur profit tranquillement, sans bruit et sans scandale, au lieu de n’y placer que des fiers à bras comme Tisdesly, Killigrew, ce coquin de Lambourne que vous m’ayez donné la peine de vous chercher, et tant d’autres qui portent la potence sur le front et le meurtre dans la main, qui sont la terreur de tous les gens paisibles, et un véritable scandale dans la maison de milord ?

– Vous devez savoir, honnête Tony, que celui qui chasse au poil et à la plume doit avoir des chiens et des faucons. La route que suit milord est hérissée de difficultés ; il a besoin de gens de toute espèce qui lui soient dévoués, et sur qui il puisse compter. Il lui faut des courtisans parfaits, tels que moi, qui puissent lui faire honneur en le suivant à la cour, qui sachent porter la main à leur épée au moindre mot qu’ils entendent contre son honneur, et qui…

– Qui veuillent bien dire un mot pour lui a l’oreille d’une belle dame, quand il ne peut pas en approcher lui-même.

– Il lui faut encore, continua Varney sans paraître faire attention à cette interruption, des procureurs, pionniers subtils, pour dresser des contrats qui garrottent les autres sans trop le gêner lui-même, et pour lui faciliter les moyens de tirer le meilleur parti des concessions de terres de l’Église et de toute autre espèce de grâces ; des apothicaires pour assaisonner convenablement au besoin un bouillon ou un chaudeau ; des spadassins intrépides qui combattraient le diable s’il se présentait à eux ; mais surtout, et sans préjudice des autres, il lui faut des âmes saintes, innocentes, puritaines, comme la tienne, honnête Foster, et capables d’accomplir les œuvres de Satan tout en défiant son pouvoir.

– Vous ne voudriez pas dire, M. Varney, que notre maître, que je regarde comme l’homme du royaume ayant les sentimens les plus nobles, ait recours, pour s’élever, à des moyens tels que ceux dont vous venez de parler, et qu’on ne pourrait employer sans péché.

– Ce n’est pas à moi qu’il faut parler sur ce ton, l’ami Foster. Ne t’y méprends pas ; je ne suis pas en ton pouvoir, comme ta faible cervelle se l’imagine, parce que je te fais connaître sans me gêner les instrumens, les ressorts, les vis, les leviers, les crampons dont les grands hommes se servent pour s’élever dans des temps difficiles. Ne disais-tu pas que notre bon lord est le plus noble des hommes ? Soit, il n’en a que plus besoin d’avoir à son service des gens peu scrupuleux, et qui, sachant que sa chute les écraserait, suent sang et eau et risquent corps et âme pour le soutenir : je te le dis parce que peu m’importe qui le sache.

– Ce que vous dites là sont des paroles de vérité, M. Varney. Celui qui est chef d’un parti n’est autre chose qu’une barque sur les flots ; elle ne s’élève pas d’elle-même, mais elle doit son élévation aux vagues sur lesquelles elle est portée.

– Tu ne parles que par métaphores, Tony ; cette veste de velours a fait de toi un oracle.