Il faudra que nous t’envoyions à Oxford pour y prendre tes degrés. Mais en attendant as-tu employé tout ce qu’on t’a envoyé de Londres ? As-tu préparé un appartement digne de milord ?
– Il serait digne d’un roi le jour de ses noces ; et je vous réponds que madame Amy s’y donne des airs comme si elle était la reine de Saba.
– Tant mieux, mon bon Foster ; il faut qu’elle soit contente de nous ; notre fortune dépend de son caprice.
– En ce cas nous bâtissons sur le sable ; car, en supposant qu’elle partage à la cour le rang et l’autorité de son mari, comment me regardera-t-elle, moi qui suis en quelque sorte son geôlier, la gardant ici, bon gré mal gré, comme une chenille sur un espalier, tandis qu’elle voudrait être un papillon bariolé dans le jardin d’une cour ?
– Ne crains pas qu’elle soit mécontente ; je lui ferai sentir que tout ce que tu as fait dans cette affaire a été pour rendre service à milord ainsi qu’à elle-même. Quand elle sortira de la coquille de l’œuf où elle est encore enfermée, elle conviendra que nous avons fait éclore sa grandeur.
– Prenez-y garde, M. Varney ; vous pouvez compter sans votre hôte dans cette affaire. Elle vous a fait un accueil à la glace ce matin, et je crois qu’elle vous regarde comme moi, de mauvais bail.
– Tu te trompes, Foster ; tu te trompes complètement : elle tient à moi par tous les liens qui peuvent l’attacher à un homme grâce auquel elle a pu satisfaire son amour et son ambition. Qui a arraché à son humble destinée l’obscure Amy Robsart, la fille d’un vieux radoteur, d’un chevalier sans fortune, l’épouse future d’un fou, d’un enthousiaste comme Edmond Tressilian ? Qui a fait luire à ses yeux la perspective de la plus belle fortune d’Angleterre et peut-être de l’Europe ? n’est-ce pas moi ? C’est moi qui, comme je te l’ai déjà dit, leur ménageais des entrevues secrètes ; qui veillais autour du bois, tandis qu’on y poursuivait le gibier ; c’est moi que ses parens encore aujourd’hui accusent d’être le compagnon de sa fuite, et qui, si j’étais dans leur voisinage, ferais bien de porter sur ma peau autre chose qu’une chemise de toile de Hollande, de crainte qu’elle ne fît connaissance avec l’acier d’Espagne. Qui portait leur correspondance ? qui amusait le vieux chevalier et Tressilian ? qui imagina le plan de sa fuite ? moi. Ce fut moi en un mot qui tirai cette jolie petite marguerite du champ inconnu où elle fleurissait, pour l’attacher sur le front le plus fier de toute l’Angleterre.
– Fort bien, M. Varney ; mais elle pense peut-être que, si cela n’eût dépendu que de vous, la fleur aurait été attachée si légèrement au bonnet, que le premier souffle du vent toujours variable de la passion aurait pu jeter à bas la pauvre marguerite.
– Elle doit faire attention, dit Varney en souriant, que la fidélité que je devais à milord a dû m’empêcher d’abord de lui conseiller le mariage ; cependant je lui en ai donné le conseil quand j’ai vu que rien ne pouvait la satisfaire sans… dirai-je le sacrement ou la cérémonie, Foster ?…
– Mais elle a encore une autre dent contre vous, et je vous en avertis pour que vous preniez garde à vous. Elle n’aime pas à cacher sa splendeur dans la lanterne d’un vieux bâtiment monastique : elle voudrait briller comme comtesse parmi les comtesses.
– Elle a raison ; cela est tout naturel. Mais quel rapport ce désir a-t-il avec moi ? Elle peut briller à travers la corne et le cristal, suivant le bon plaisir de milord ; je n’ai rien à dire à tout cela.
– Elle pense que vous tenez le gouvernail de la barque, et qu’il dépend de vous de la diriger à votre gré. En un mot elle attribue l’obscurité dans laquelle elle vit aux conseils que vous donnez en secret à milord et au soin avec lequel j’exécute vos ordres ; ainsi elle nous aime à peu près comme un condamné aime son juge et son geôlier.
– Il faudra pourtant qu’elle nous aime davantage pour sortir d’ici, Tony. Si, pour d’importantes raisons, j’ai donné le conseil de la garder pendant un certain temps, je puis donner celui de la faire briller de tout son éclat ; avec la place que j’occupe près de la personne de milord, je serais fou de le faire si elle était mon ennemie. Fais-lui sentir cette vérité quand l’occasion s’en présentera, et repose-toi sur moi pour lui parler en ta faveur et te faire valoir auprès d’elle. Gratte-moi, je te gratterai : c’est un proverbe reçu dans tout l’univers. Il faut qu’elle connaisse ses amis, et qu’elle puisse juger du pouvoir qu’ils ont de devenir ses ennemis. En attendant, surveille-la de près, mais avec tout le respect dont ton naturel grossier est susceptible. C’est une excellente chose que ton air renfrogné et ton humeur boule-dogue ; et tu dois remercier Dieu de t’avoir fait ce présent, qui n’est pas même inutile pour milord, car, quand il s’agit d’avoir recours à quelque acte de sévérité, cela semble couler de source chez toi : elle n’en accuse pas des ordres secrets, elle ne l’attribue qu’à ta brutalité naturelle ; et milord esquive le reproche. Mais chut ! on frappe à la porte ; regarde à la fenêtre : ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut qu’on nous interrompe.
– C’est Michel Lambourne, dit Foster après s’être approché de la croisée ; celui dont je vous parlais avant le dîner.
– Oh ! qu’il entre, dit le courtisan ; il vient nous apporter des nouvelles de Tressilian, et il nous importe d’être informés de tous ses mouvemens. Fais-le entrer, te dis-je, mais ne l’amène pas ici ; j’irai vous joindre dans la bibliothèque.
Foster sortit. Varney, les bras croisés sur sa poitrine, fit plus d’une fois le tour de l’appartement, enseveli dans de profondes réflexions, et laissant échapper de temps en temps quelques paroles interrompues, que nous avons cherché à lier ensemble, afin de rendre ce soliloque intelligible pour nos lecteurs.
– Cela n’est que trop vrai, dit-il en s’arrêtant tout-à-coup, et en appuyant la main droite sur la table sur laquelle il venait de dîner avec Foster. Ce vieux coquin a sondé la profondeur de mes craintes ; et je n’ai pas été en état de les lui déguiser. Elle ne m’aime pas, et plût au ciel qu’il fût aussi vrai que je ne l’eusse pas aimée ! Insensé que je fus de lui parler pour moi, quand la prudence m’ordonnait de n’être que le fidèle agent de milord ! Ce moment fatal d’oubli m’a mis à sa discrétion, et jamais homme sage ne doit se mettre à la merci de la meilleure des copies de notre mère Ève. Depuis l’instant où ma politique a fait ce faux pas dangereux, je ne puis la voir sans éprouver un si singulier mélange de crainte, de haine et de tendresse, que je ne sais si j’aurais plus de plaisir à la posséder qu’à la perdre si j’en avais le choix. Mais il ne faut pas qu’elle sorte d’ici avant que je sache parfaitement comment nous sommes ensemble. L’intérêt de milord exige que cet obscur mariage reste caché ; mon intérêt, l’exige aussi, car, s’il vient à tomber, je suis entraîné dans sa chute. D’ailleurs je ne lui offrirai pas la main pour l’aider à monter sur son fauteuil de parade, pour qu’une fois qu’elle y sera bien assise elle puisse tout à son aise me mettre le pied sur la gorge. Il faut que l’amour ou la crainte lui parle en ma faveur. Qui sait si je ne puis encore goûter la plus douce vengeance de ses anciens mépris. Ce serait le coup de maître d’un courtisan. Que je sois admis dans ses conseils, qu’elle me confie un secret, ne fût-il question que de dérober un nid de linottes, et, belle comtesse, tu es à moi.
Il fit encore quelques tours dans la chambre, s’arrêta, se versa un verre de vin, le but, comme s’il eût espéré par là calmer l’agitation de son esprit : – Maintenant armons-nous d’un front serein et d’un cœur impénétrable, ajouta-t-il ; et il sortit de l’appartement.
CHAPITRE VI.
« La nuit répandait sa rosée ;
« La reine paisible des cieux
« De Cumnor-Hall argentait la croisée
« Et les rameaux du parc silencieux. »
J. MICKLE.
Quatre pièces formant le côté occidental de l’ancien bâtiment carré de Cumnor-Place avaient été meublées avec une magnificence extraordinaire.
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