On s’en était occupé pendant plusieurs jours avant celui où commence notre histoire. Des ouvriers envoyés de Londres, et auxquels il n’avait pas été permis de sortir de l’enceinte de ce lieu avant d’avoir terminé leurs travaux, avaient changé en résidence royale des appartemens où tout annonçait naguère un vieil édifice monastique en ruines. On avait apporté le plus grand mystère dans tous ces arrangemens. Les ouvriers, venus pendant la nuit, étaient partis de même ; et l’on avait pris toutes les mesures possibles pour empêcher la curiosité indiscrète des villageois de rien savoir, ou de gloser sur les changemens qui se faisaient dans la demeure de leur voisin enrichi, Anthony Foster. Le secret fut donc assez bien gardé pour ne donner lieu qu’à quelques bruits vagues et incertains qu’on écouta et qu’on répéta sans y accorder trop de confiance.

Le soir du jour dont nous parlons, ces appartemens décorés furent illuminés pour la première fois avec un éclat qu’on aurait aperçu d’environ six milles à la ronde si des volets de chêne bien fermés par des barres de fer et des cadenas, avec de longs rideaux de soie et de velours garnis de franges d’or, suspendus devant toutes les croisées, n’eussent empêché le moindre rayon de lumière de se répandre au dehors.

L’appartement principal, comme nous l’avons dit, était composé de quatre pièces donnant l’une dans l’autre ; on y arrivait par un grand escalier aboutissant à la porte d’une antichambre qui ressemblait à peu près à une galerie. L’abbé avait quelquefois tenu chapitre dans cette pièce, maintenant lambrissée avec un bois étranger de couleur brune, qui venait, disait-on, à grands frais des Indes occidentales ; on lui avait donné le poli à Londres, ce qui n’avait pu se faire sans difficulté, tant il était dur. La teinte sombre de ce poli était relevée par le grand nombre de lumières placées dans les candélabres d’argent fixés aux murailles, et par six grands tableaux richement encadrés, ouvrage des premiers maîtres de ce siècle. À une extrémité de cette pièce, une table massive en chêne servait au jeu alors à la mode du galet{23}, et à l’extrémité opposée régnait une galerie pour les musiciens ou les ménestrels qu’on pouvait inviter à venir augmenter les plaisirs de la soirée.

De cette première salle on entrait dans une salle à manger de grandeur moyenne, mais assez brillante pour éblouir les yeux des spectateurs par la richesse de l’ameublement. Les murs, naguère si nus et si tristes, étaient tapissés d’une tenture de velours bleu de ciel brodé en argent ; les chaises étaient en ébène richement sculpté, et garnies de coussins semblables à la tapisserie ; et au lieu des bras d’argent qui éclairaient l’antichambre, on y voyait un lustre immense de même métal. Le plancher était couvert d’un tapis d’Espagne, où des fleurs, et des fruits étaient représentés avec des couleurs si vives et si naturelles qu’on hésitait à mettre le pied sur un travail si précieux. La table, de vieux chêne d’Angleterre, était couverte du plus beau linge ; et un grand buffet portatif, dont les deux portes étaient ouvertes, offrait des tablettes chargées de porcelaine et d’argenterie. Au milieu de la table était une salière faite par un artiste italien{24}, superbe pièce d’argenterie de deux pieds de hauteur, représentant le géant Briarée, dont les cent mains offraient aux convives des épices de toute espèce, et tout ce qui pouvait servir à l’assaisonnement des mets.

La troisième pièce était le salon. Il était orné d’une superbe tapisserie représentant la chute de Phaéton, car les métiers de Flandre s’occupaient beaucoup alors de sujets classiques. Le siège principal de cet appartement était un fauteuil de parade, élevé d’une marche au-dessus du plancher, et assez large pour que deux personnes pussent s’y asseoir. Il était surmonté d’un dais qui, comme les coussins, les draperies et même le tapis de pied, était de velours cramoisi, brodé de perles. Sur le haut du dais étaient deux couronnes de comte et de comtesse. Des tabourets en velours et quelques coussins arrangés à la mauresque, chargés d’ornemens arabesques brodés à l’aiguille, tenaient lieu de chaises dans cet appartement où se trouvaient des instrumens de musique, des métiers à broder, et d’autres objets servant alors de passe-temps aux dames. Ce salon était principalement éclairé par quatre grandes bougies de cire vierge que soutenaient autant de statues représentant des chevaliers maures armés, tenant dans la main gauche un bouclier d’argent supérieurement poli, qui, placé entre leur poitrine et la lumière, en réfléchissait l’éclat aussi bien qu’un miroir de cristal.

La chambre à coucher, qui terminait ce magnifique appartement, était décorée dans un goût moins somptueux, mais non moins riche que les autres. Deux lampes d’argent remplies d’huile parfumée y répandaient une odeur suave et ne produisaient qu’un demi-jour douteux. Le tapis en était si épais que le pas le plus lourd n’aurait pu s’y faire entendre, et le lit de duvet était orné d’une courtepointe d’or et de soie. Les draps en étaient de la plus belle batiste, et les couvertures avaient la blancheur des jeunes agneaux dont la toison avait servi à les faire. Les rideaux étaient de velours bleu brodé de soie cramoisie, festonnés en or, avec une broderie représentant les amours de Cupidon et Psyché. Sur la toilette était un beau miroir de Venise, dont le cadre était un filigrane d’argent ; et l’on voyait à côté une belle coupe d’or destinée à servir le posset{25}, breuvage qu’on avait coutume alors de prendre avant de se coucher. Un poignard et une paire de pistolets montés en or étaient placés près du chevet du lit, armes qu’on présentait pour la nuit aux hôtes de distinction, plutôt, comme on doit le présumer, par cérémonie que par crainte d’un danger véritable. Nous ne devons pas omettre une circonstance qui fait plus d’honneur aux mœurs de ce temps. Dans une espèce de boudoir éclairé par un cierge, deux carreaux couverts en velours et en or, et assortis aux rideaux du lit, étaient placés devant un prie-dieu d’ébène supérieurement sculpté. C’était autrefois l’oratoire particulier de l’abbé, mais on en avait retiré le crucifix, pour y substituer deux livres de prières richement reliés, et garnis en argent. À cette chambre à coucher, dans laquelle nul bruit ne pouvait pénétrer que le murmure des vents qui agitaient les branches des chênes du parc, et que Morphée aurait pu choisir pour y goûter le repos, étaient attenantes deux garde-robes, ou cabinets de toilette comme on les appelle aujourd’hui, meublées avec la même magnificence que les pièces principales.

Les bâtimens composant l’aile située au midi contenaient les cuisines, les offices et autres logemens nécessaires pour la suite du riche et noble seigneur qui avait ordonné ces apprêts somptueux.

La divinité pour qui ce temple avait été décoré était bien digne de toutes les peines et de tout l’or qu’il avait coûté. Assise dans cette dernière chambre, elle examinait avec l’œil satisfait d’une vanité aussi naturelle qu’innocente la magnificence déployée tout-à-coup en son honneur. Son séjour à Cumnor-Place étant la seule cause du mystère qu’on avait observé en meublant cet appartement, on avait eu soin que, jusqu’à ce qu’elle en prît possession, elle ne pût savoir qu’on travaillait dans cette partie de l’ancien bâtiment, et qu’elle ne vît aucun des ouvriers.