Elle était entrée ce soir, pour la première fois, dans cet appartement si différent du reste de l’édifice, qu’elle le regardait en comparaison comme un palais enchanté. Éblouie de tant de richesses, elle se livra librement à la joie vive d’une jeune fille élevée à la campagne, qui, transportée soudain au milieu d’une splendeur à laquelle ses désirs les plus extravagans n’avaient jamais osé aspirer, éprouve la tendre émotion d’un cœur affectueux qui sait que tous les prestiges dont elle est environnée sont l’ouvrage du plus grand des magiciens, l’Amour.
La comtesse Amy{26}, car c’était à ce rang que l’avait élevée son mariage secret, mais légitime, avec le seigneur le plus puissant de l’Angleterre, avait couru pendant quelque temps de chambre en chambre, admirant tout ce qui frappait ses yeux, et y attachant d’autant plus de prix qu’elle regardait toutes les preuves du goût de son époux bien-aimé comme autant de marques de son inépuisable tendresse.
– Que ces tapisseries sont belles ! s’écriait-elle ; quel naturel dans ces tableaux, qui semblent doués de la vie ! Que cette argenterie est richement travaillée ! on croirait que pour la faire on s’est emparé sur mer de tous les galions d’Espagne. Mais, Jeannette, répétait-elle souvent à la fille de Foster, qui la suivait avec autant de curiosité, mais avec une joie moins vive, combien n’est-il pas encore plus délicieux de songer que toutes ces belles choses ont été rassemblées ici par amour pour moi, et que ce soir, dans quelques instans peut-être, je pourrai le remercier lui-même de la tendresse qui a créé ce paradis inimaginable, bien plus encore que des merveilles qu’il contient !
– C’est le Seigneur, milady, dit la jolie puritaine, qu’il faut remercier d’abord de vous avoir donné un époux dont la tendresse a fait tant de choses pour vous. Et moi aussi j’ai travaillé à vous parer de mon mieux ; mais si vous continuez à courir ainsi de chambre en chambre, pas une des épingles de vos boucles ne tiendra, et tout ce que j’ai fait va disparaître, comme les dessins que la gelée trace sur les vitres s’évanouissent au premier rayon du soleil.
– Tu as raison, Jeannette, dit la jeune et belle comtesse sortant tout-à-coup de son ravissement ; et puis se plaçant devant une grande glace comme elle n’en avait jamais vu auparavant, et dont on n’aurait pu trouver la pareille que dans les appartemens de la reine ; – tu as raison, Jeannette, répéta-t-elle en voyant avec une satisfaction intérieure bien pardonnable, ce beau miroir réfléchir des charmes tels qu’il s’en était rarement présenté devant sa surface polie. Je ressemble plus à une laitière qu’à une comtesse, avec ces joues rouges et échauffées, et ces boucles de cheveux que tu avais arrangées avec tant de symétrie, mais qui s’échappent en désordre comme les tendrons d’une vigne non taillée. Mon tour de gorge ne se soutient plus, et découvre ma poitrine et mon cou plus que la décence ne le permet. Viens, Jeannette, il faut nous habituer à l’apparat. Passons dans le salon, ma bonne fille ; tu remettras en ordre ces cheveux rebelles, et tu emprisonneras sous la batiste et la dentelle ce sein trop agité.
Elles entrèrent donc dans le salon, où la comtesse, négligemment appuyée sur les coussins mauresques, tantôt se livrait à ses réflexions, tantôt écoutait avec enjouement le babil de sa jeune suivante.
Dans cette attitude, et avec cette expression de physionomie qui tient le milieu entre la distraction et l’impatience de l’attente, elle était telle qu’on aurait inutilement parcouru les terres et les mers pour trouver rien de plus séduisant. La guirlande de brillans placée sur ses cheveux n’avait point autant d’éclat que ses yeux, rendus plus doux par l’ombre de ses noirs sourcils dessinés avec une délicatesse infinie, et de ses longs cils de la même teinte. L’exercice qu’elle venait de prendre, sa vanité satisfaite, l’impatience qu’elle éprouvait de voir arriver le comte, répandaient un coloris vermeil sur des traits auxquels on n’avait jamais reproché qu’un peu de pâleur. Le collier de perles, blanches comme le lait, nouveau gage d’amour qu’elle venait de recevoir de son époux, n’était pas comparable à la blancheur de ses dents, et aurait de même cédé la palme à celle de sa peau si le plaisir et l’espérance ne l’avaient nuancée d’un léger incarnat.
– Eh bien, Jeannette, ces doigts si officieux auront-ils bientôt fini leur tâche ? demanda-t-elle à sa jeune suivante, qui s’empressait de réparer le désordre de sa toilette. Assez, Jeannette, assez ! Il faut que je voie ton père avant que milord arrive, et même M. Richard Varney, qui est si avant dans les bonnes grâces du comte. Je pourrais pourtant dire quelque chose qui les lui ferait perdre.
– Oh ! n’en faites rien, ma bonne maîtresse, s’écria Jeannette. Abandonnez-le à Dieu, qui punit le méchant quand il lui plaît. Ne vous mettez point en opposition avec Varney. Il a l’oreille de son maître, et quiconque l’a contrarié dans ses projets a prospéré rarement.
– Et qui vous en a tant appris, ma petite Jeannette ? Pourquoi serais-je obligée de garder tant de ménagemens avec un homme d’une condition si inférieure, moi qui suis l’épouse de son maître ?
– Milady sait mieux que moi ce qu’elle doit faire ; mais j’ai entendu mon père dire qu’il aimerait mieux rencontrer un loup affamé que de déranger Richard Varney dans le moindre de ses projets. Il m’a bien souvent recommandé de n’avoir aucune liaison avec lui.
– Ton père a eu raison de te parler ainsi, mon enfant, et je puis te répondre qu’il l’a fait pour ton bien. C’est dommage que ses traits et ses manières ne soient pas d’accord avec ses intentions, car ses intentions peuvent être pures.
– N’en doutez pas, milady, n’en doutez pas ; les intentions de mon père sont bonnes, malgré le démenti que son air grossier semble donner à son cœur.
– Je le crois, mon enfant. Je veux le croire, quand ce ne serait que pour l’amour de toi ; et cependant il a une de ces physionomies qu’on ne peut voir sans frémir. Je crois même que ta mère… Eh bien, auras-tu bientôt fini avec ce fer à friser ?… que ta mère pouvait à peine la regarder sans trembler.
– Si cela eût été, madame, ma mère avait des parens qui auraient su la soutenir. Mais vous-même, milady, je vous ai vue rougir et trembler quand Varney vous a remis cette lettre de milord.
– Vous êtes trop libre, Jeannette, dit la comtesse en quittant les coussins sur lesquels elle était assise, la tête appuyée sur l’épaule de sa suivante ; mais, reprenant aussitôt le ton de bonté familière qui lui était naturel : – Tu ne sais pas, dit-elle, qu’en certaines occasions on peut trembler sans éprouver aucune crainte. Quant à ton père, je tâcherai d’avoir de lui la meilleure opinion possible, surtout parce que tu es sa fille, ma chère enfant. – Hélas ! ajouta-t-elle, et un nuage de tristesse couvrit tout-à-coup son front, et ses yeux se remplirent de larmes ; – hélas ! je dois ouvrir l’oreille aux accens de l’amour filial, moi dont le propre père ne connaît pas la destinée, moi qui viens d’apprendre qu’il est malade et plongé dans l’inquiétude sur mon sort ! Mais je le reverrai, et la nouvelle de mon bonheur le rajeunira. Je lui rendrai la gaieté. Mais pour cela, continua-t-elle en s’essuyant les yeux, il ne faut pas que je pleure. D’ailleurs, milord ne doit, pas me trouver insensible à ses bontés ; il ne faut pas qu’il me voie dans le chagrin quand il vient faire une visite à la dérobée à sa recluse après une si longue absence. De la gaieté, Jeannette : la nuit approche ; milord arrivera bientôt. Fais venir ton père et Varney ; je n’ai de ressentiment contre aucun d’eux ; et, quoique j’aie à me plaindre de l’un et de l’autre, ce sera bien leur faute si j’adresse jamais une plainte au comte contre eux. Va, Jeannette ; va les appeler.
Jeannette Foster obéit à sa maîtresse, et, quelques minutes après, Varney entra dans le salon avec l’aisance, la grâce et l’effronterie d’un courtisan habile à déguiser ses sentimens sous le voile de la politesse pour découvrir plus facilement ceux des autres. Tony Foster le suivait, et son air sombre et commun n’était que plus remarquable par les efforts maladroits qu’il faisait pour cacher son humeur et l’inquiétude avec laquelle il voyait celle sur qui jusqu’alors il avait exercé le despotisme d’un geôlier, superbement vêtue et entourée de tant de gages brillans de l’affection de son époux.
1 comment