Mais je connais ses affaires ce matin un peu mieux que je ne les connaissais hier soir, et je ferai usage de ce que je sais, de manière à lui faire croire que j’en sais encore davantage. Si je n’avais espéré plaisir ou profit, peut-être l’un et l’autre, je vous réponds que je n’aurais pas fait un pas pour venir ici, car je ne regarde pas cette visite comme tout-à-fait sans risque. Mais nous y sommes, et il faut aller jusqu’au bout.
Tandis qu’il parlait ainsi, ils étaient entrés dans un grand verger qui entourait la maison de deux côtés, mais dont les arbres négligés étaient couverts de mousse, chargés de branches parasites, et paraissaient porter peu de fruits. Ceux qui avaient été plantés en espalier avaient repris leur croissance naturelle, et offraient des formes grotesques qui tenaient en même temps de celle que l’art leur avait donnée et de celle qu’ils avaient reçue de la nature. La plus grande partie de ce terrain, jadis cultivée en parterre et ornée de fleurs, était en friche, excepté quelques petites portions où l’on avait planté des légumes. Quelques statues, qui avaient paré le jardin dans ses jours de splendeur, étaient renversées près de leurs piédestaux et brisées. Enfin une grande serre chaude, dont la façade en pierre était ornée de bas-reliefs représentant la vie et les exploits de Samson, était dans le même état de dégradation.
Ils venaient de traverser ce jardin de la Paresse, et ils n’étaient qu’à quelques pas de la porte de la maison, quand Lambourne cessa de parler. Cette circonstance fut très agréable à Tressilian, parce qu’elle lui épargna l’embarras de répondre à l’aveu que son compagnon venait de lui faire avec franchise des vues qui l’amenaient en cet endroit. Lambourne frappa hardiment à la porte à grands coups, disant en même temps qu’il en avait vu de moins solides à plus d’une prison. Ce ne fut qu’après avoir entendu frapper plusieurs fois qu’un domestique, à figure rechignée, vint faire une reconnaissance à travers un petit carré coupé dans la porte, et garni de barreaux de fer ; il leur demanda ce qu’ils désiraient.
– Parler à M. Foster sur-le-champ, pour affaires d’état très pressantes, répondit Michel Lambourne d’un air assuré.
– Je crains que vous ne trouviez quelque difficulté à prouver ce que vous venez d’avancer, dit Tressilian à voix basse à son compagnon pendant que le domestique portait ce message à son maître.
– Bon ! bon ! répliqua l’aventurier ; nul soldat ne marcherait en avant s’il fallait qu’il réfléchît de quelle manière il fera sa retraite. Le premier point est d’entrer ; après quoi tout ira bien.
Le domestique ne tarda pas à revenir. Il tira de gros verrous, ouvrit la porte, et les fit entrer par un passage voûté dans une cour carrée, entourée de bâtimens de toutes parts. Le domestique, ayant ouvert une autre porte en face de la première, au bout de cette cour, les introduisit dans une salle pavée en pierre, où l’on ne voyait que très peu de meubles, antiques et en mauvais état. Des fenêtres, aussi hautes qu’elles étaient larges, montaient presque jusqu’au plafond de l’appartement, boisé en chêne noir. Ces croisées s’ouvrant sur la cour, la hauteur des bâtimens empêchait que le soleil n’y pénétrât jamais ; et comme toutes les vitres étaient séparées les unes des autres par des compartimens en pierre, et chargées de peintures représentant différens traits de l’histoire sainte, ces fenêtres étaient loin d’admettre la lumière en proportion de leur grandeur, et le peu de jour qui y pénétrait se chargeait des nuances sombres et mélancoliques des vitraux.
Tressilian et son guide eurent le loisir d’examiner tous ces détails, car le maître du logis se fit attendre quelque temps. Enfin il parut, et quelque préparé que fût Tressilian à lui voir un extérieur désagréable et repoussant, sa laideur était au-dessus de tout ce qu’il s’était imaginé. Tony Foster était de moyenne taille, de formes athlétiques ; mais si lourd qu’il en paraissait difforme, et que dans tous ses mouvemens il avait la gaucherie d’un homme à la fois manchot et boiteux. Ses cheveux (alors comme aujourd’hui on entretenait les cheveux avec beaucoup de soin), ses cheveux, au lieu d’être bien lisses, et disposés en petits crochets, ou dressés sur leurs racines, comme on le voit dans les anciens tableaux, d’une manière assez semblable à celle qu’adoptent les petits-maîtres de nos jours, s’échappaient malproprement d’un bonnet fourré, et, mêlés ensemble comme s’ils n’avaient jamais connu le peigne, pendaient sur son front et autour de son cou, et formaient un accompagnement convenable à sa figure sinistre. Ses yeux noirs et vifs, enfoncés sous deux gros sourcils, et toujours baissés vers la terre, semblaient être honteux de l’expression qui leur était naturelle, et chercher à la cacher aux observations des hommes. Quelquefois cependant, quand, voulant lui-même observer les autres, il les levait tout-à-coup et les fixait sur ceux à qui il parlait, ils semblaient doués en même temps de la faculté d’exprimer les plus ardentes passions, et de les dissimuler à leur gré. Tous ses autres traits étaient irréguliers, et d’un caractère à rester gravés pour jamais dans le souvenir de quiconque avait vu cet homme une seule fois. Au total, comme Tressilian ne put s’empêcher de se l’avouer à lui-même, l’Anthony Foster, en présence duquel il se trouvait, était la dernière personne à qui il aurait fait volontiers une visite inattendue.
Il portait un pourpoint à manches de cuir roux, semblable à ceux qui servaient alors de vêtement aux paysans tant soit peu aisés ; son ceinturon de cuir soutenait du côté droit une espèce de poignard, et de l’autre un grand coutelas. Foster leva les yeux en entrant, jeta un regard pénétrant sur les deux étrangers, et les baissa comme s’il eût compté ses pas en avançant vers le milieu de la salle ; il leur dit en même temps d’une voix basse et comme retenue : – Permettez-moi, messieurs, de vous demander le motif de votre visite.
Il semblait adresser cette demande à Tressilian, et attendre de lui une réponse, tant était vraie l’observation de Lambourne, que l’air de supériorité qui est dû à la naissance et à l’éducation perce à travers les vêtemens les plus simples ; mais ce fut Michel qui lui répondit avec l’aisance et la familiarité d’un ancien ami, et du ton d’un homme qui ne pouvait douter de l’accueil cordial qu’il allait recevoir.
– Mon bon ami, mon ancien compagnon, mon cher Tony Foster, s’écria-t-il en lui saisissant la main presque malgré lui et en la secouant de manière à lui ébranler tout le corps, comment vous êtes-vous porté depuis tant d’années ? Eh quoi ! avez-vous tout-à-fait oublié votre ancien ami, votre camarade, Michel Lambourne ?
– Michel Lambourne ? répéta Foster en levant les yeux, sur lui, et en les baissant aussitôt. Et retirant sa main sans cérémonie : Êtes-vous donc Michel Lambourne ? lui demanda-t-il.
– Oui, sans doute, aussi sûr que vous êtes Tony Foster.
– Fort bien, dit Foster en fronçant le sourcil ; et quel motif a pu amener ici Michel Lambourne ?
– Voto a Dios ! s’écria Michel, je croyais trouver un meilleur accueil que celui qui m’y attend, à ce qu’il paraît.
– Quoi ! gibier de potence, rat de prison, pratique de bourreau, oses-tu te flatter de recevoir bon accueil de quiconque n’a rien à craindre de Tyburn{19} ?
– Tout cela peut-être vrai ; je veux bien même supposer que cela le soit. Je n’en suis pas moins encore assez bonne compagnie pour Tony Allume-Fagots, quoiqu’il soit en ce moment, je ne conçois pas trop à quel titre, maître de Cumnor-Place.
– Écoutez – moi, Michel Lambourne ; vous êtes un joueur, vous devez connaître le calcul des chances. Calculez celles que vous avez pour que je ne vous jette pas par cette fenêtre dans le fossé là-bas.
– Il y a vingt contre un que vous n’en ferez rien.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda Foster les dents serrées et les lèvres tremblantes, comme un homme agité par une profonde émotion.
– Parce que, pour votre vie, répondit Lambourne avec le plus grand sang-froid, vous n’oseriez me toucher du bout du doigt. Je suis plus jeune et plus vigoureux que vous, et j’ai en moi une double portion de l’esprit du diable des batailles, quoique je ne sois pas autant possédé du diable de l’astuce, qui se creuse un chemin sous terre pour arriver à son but, et, comme on le dit au théâtre, cache un licou sous l’oreille des autres, ou met de la mort-aux-rats dans leur potage.
Foster leva encore les yeux sur lui, les détourna, et fit deux tours dans la salle d’un pas aussi ferme et aussi tranquille que lorsqu’il y était entré. Se retournant alors tout-à-coup, il dit à Lambourne en lui présentant la main : – N’aie pas de rancune contre moi, mon bon Michel, je n’ai voulu que m’assurer si tu avais conservé ton ancienne et honorable franchise, que les envieux et les méchans appellent effronterie impudente.
– Qu’ils en disent tout ce qu’ils voudront ; c’est une qualité qui nous est indispensable dans le monde. Mille diables ! je te dis, Tony, que ma pacotille d’assurance n’était pas assez considérable pour mon commerce ; aussi ai-je augmenté ma cargaison de quelques tonneaux dans tous les ports où j’ai touché dans le voyage de la vie ; et, pour leur faire place, j’ai jeté par-dessus le bord le peu de modestie et de scrupules qui me restaient.
– Allons, allons, répliqua Foster, quant à la modestie et aux scrupules, vous étiez parti d’Angleterre sur votre lest. Mais quel est votre compagnon, honnête Michel ? Est-ce un Corinthien, un coupeur de bourse{20} ?
– Je vous présente M. Tressilian, brave Foster, dit Lambourne pour répondre à la question de son ami : apprenez à le connaître et à le respecter, car c’est un gentilhomme plein de qualités admirables ; et, quoiqu’il ne trafique pas dans le même genre que moi, du moins que je sache, il honore et il admire convenablement les artistes de notre classe.
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