Mikhaïl, qui était au courant de l’affaire, se mêla à la dispute, au grand étonnement d’Adrien qui n’y comprenait mot. Sur une réplique sérieuse de Mikhaïl, il vit Kir Nicolas lever les épaules et Stavro se calmer, mais s’écrier aussitôt, en un grec parfait :

– Ne vous en faites pas pour ce que sa mère dira, ô pédiamou (mes enfants) !… Si j’avais dû me conformer à la vie de ma mère, moi, voici cinquante ans, je n’aurais jamais su de quelle façon se lève et se couche le soleil au-delà du fossé qui entourait jadis notre belle cité de Braïla ; voyez-vous, mes amis, les mères sont toutes les mêmes : elles veulent faire revivre sous la peau de leurs enfants leurs pauvres petits plaisirs ainsi que leurs ennuis sans charmes. Et puis, dites-moi, en quoi sommes-nous fautifs, si nous sommes tels qu’on nous a créés ? N’est-ce pas, Adrien ?

Mikhaïl intervint à nouveau, également en grec :

– En cela, vous avez raison, monsieur, mais nous ne connaissons pas la mère d’Adrien ; nous pouvons avoir affaire à une douloureuse exception. Moi, je vous propose d’envoyer Adrien demander son consentement ; s’il l’obtient, je serai le premier à m’en réjouir. Mais sans l’acquiescement de sa mère et contre sa volonté, eh bien, je refuse, moi, d’aller à la foire.

Cette déclaration fit partir Adrien comme le vent. Sa mère préparait le dîner. Il s’arrêta au milieu de la chambre, les yeux humides, les joues rouges, les yeux en l’air ; n’ayant pas préparé ce qu’il allait lui dire, sa voix s’étrangla nettement. Mais elle le devina et s’exprima plus vite que lui :

– Tu es de nouveau dans tes nuages !

– Oui, maman…

– Eh bien, s’il s’agit de me rejouer la musique de tout à l’heure, je t’en prie !… Fais ce que tu crois pouvoir faire sans trop me déchirer le cœur, et ne t’occupe plus de moi. C’est mieux comme ça.

– Il ne s’agit d’aucune chose déchirante, maman, répondit Adrien ; je suis sans travail pour huit jours, peut-être plus, et je voudrais accompagner Mikhaïl à la foire de S… Ce serait une bonne occasion pour moi de visiter cette belle contrée-là et de gagner en même temps ce que je perds de l’autre côté.

– Vous ne serez que vous deux ?

– Oui… non… il y a encore Stavro…

– C’est joli !… Ça vaut de mieux en mieux… Encore un « philosophe », pour toi, probablement ?

Et sur le silence de son fils, elle ajouta :

– Enfin, tu peux aller !…

– Sans te fâcher, maman ?

– Sans me fâcher, mon ami.

*

Le départ se fit, ce dimanche-là, sous les yeux et les plaisanteries de toutes les commères de la rue Grivitza, voisines du pâtissier. Stavro arriva vers les quatre heures de l’après-midi, avec sa charrette et son matériel, le tonneau qui lui servait de réservoir à eau, et dans lequel se trouvait son baril à limonade, renfermant à son tour le sucre, les citrons, les verres, etc. Devant la pâtisserie, il chargea, avec l’aide de Kir Nicolas et de Mikhaïl, le matériel nécessaire à la fabrication des crêpes : une table, un petit fourneau, une grosse marmite, deux sacs de farine, plusieurs bidons d’huile et des ustensiles. On aménagea, également, un siège pour les trois personnes.

Pour épargner à Adrien les railleries des spectateurs, sa mère sortit avec lui une demi-heure avant l’arrivée de Stavro ; ils se séparèrent dans la rue de Galatz, elle, allant chez une amie, lui, se dirigeant vers la grand-route où devait passer la charrette. Elle embrassa son fils, et lui dit :

– Vois-tu, Adrien, je me plie à tes volontés, mais un jour, tu regretteras tes actions ; le petit voyage que tu fais aujourd’hui te donnera le goût d’en faire, demain, de plus longs, de toujours plus longs ; et si tu ne peux pas me garantir le bonheur que cet avenir te réserve, je suis certaine, moi, que nous aurons à en pleurer tous les deux, ce qu’à Dieu ne plaise.

Il voulut répondre, mais elle le quitta. Cloué sur place, Adrien la suivait du regard ; elle allait droit devant elle, tout droit, comme sa vie avait été droite, simple, douloureuse ; quant au seul écart dont elle s’était rendue coupable, elle ne le regrettait pas, encore qu’il lui coûtât cher. Avec son cachemire sur la tête, sa blouse en tissu bon marché, son mouchoir à la main droite, elle soulevait légèrement de sa main gauche la jupe trop longue qui ramassait la poussière, et elle tenait les yeux fixés devant ses pieds, comme si elle eût cherché quelque chose – quelque chose qu’elle n’avait pas encore perdu, quelque chose qu’elle était en train de perdre.

 

Mon pauvre frère Adrien !… Tu trembles… Dans cette charrette qui s’enfonce sur la route nationale, blotti sur le coussin, flanqué de Stavro, qui guide le cheval au trot et chante en arménien, à ta droite, appuyé sur l’épaule de Mikhaïl qui fume et se tait, à ta gauche – tu trembles, mon brave ami ; mais ce n’est pas le froid qui te fait trembler ! Tremblerais-tu de peur ? Ou – serré entre ces deux démons de ta vie – frissonnes-tu peut-être sous le souffle de ton destin, qui te pousse, non seulement vers la foire de S…, mais encore vers la grande foire de ton existence, qui commence à peine ?

Longtemps, longtemps – sous les reflets d’un crépuscule d’orage, cheminant sur la chaussée, droite comme une corde tendue entre les rangées d’arbres et entre les champs de blé – Stavro chanta et se lamenta en arménien. Longtemps Mikhaïl et Adrien écoutèrent sans rien comprendre mais sentant tout. Puis la nuit les enveloppa et les réduisit à eux-mêmes et à leurs pensées. Des villages et des hameaux succédèrent à d’autres hameaux, nids miséreux de tristesse et de bonheur, engloutis par les ténèbres et ignorés par l’univers. La lumière vacillante de la lanterne, suspendue à la charrette et cahotée par elle, découvrait des visions nocturnes rustiques et pitoyables, qu’elle éclairait un instant et qui disparaissaient à jamais : un chien qui aboyait furieux ; un coin de rideau qui s’écartait à une fenêtre pour faire place à une figure humaine essayant de regarder dehors ; de vieilles chaumières aux toits écrasés et noircis par les intempéries ; des cours aux clôtures éventrées.

Toutes les deux heures environ, Stavro arrêtait devant une auberge, frottait les yeux du cheval, lui tirait les oreilles, lui passait la musette à avoine, la couverture, et entrait bruyamment suivi par ses deux compagnons. Là, il devenait tapageur, frivole, blagueur, lançait des qualificatifs plaisants, et, parfois, se permettait de donner une tape amicale sur le bonnet d’un paysan. Après, en demandant « un litre et un verre pour le patron », il priait poliment celui-ci de lui passer sa tabatière, roulait sa cigarette, et, sérieux comme un pape, commençait, en guise de remerciement, à envoyer l’instrument par terre.

Adrien s’aperçut que Mikhaïl, qui ne connaissait Stavro que de deux jours, le soumettait à une discrète mais constante observation. Profitant d’une courte absence du limonadier, il dit en grec à son ami :

– Quel sacré garnement ! Que de bruit pour ne rien dire !…

Mikhaïl lui chuchota :

– C’est un bruit qui veut créer un silence quelque part, mais je ne sais pas où… En tout cas, il y a quelque chose de caché.

*

Après sept heures de marche, presque toujours au trot, la charrette entra vers minuit – lourde de fatigue et sous un commencement de pluie fine – dans le village de X…, où l’on ne put rien distinguer à part une meute de chiens épileptiques qui attaquaient rageusement le cheval. Stavro les fouetta impitoyablement et se dirigea avec sûreté vers une porte de cour que le cheval heurta de la tête et faillit renverser. De son siège, il cria vers la fenêtre de l’aubergiste :

– Grégoire !… Hé ! Grégoire !

Et lorsque, après une longue attente, une silhouette noire vint ouvrir, il ajouta, en jurant drôlement :

– Pâques, Évangiles et tous les Saints Apôtres ! Tu ne voudrais pas qu’on fasse des crêpes et de la limonade avec de l’eau de pluie ? Ouvre vite, sacré cocu !

L’apostrophé grommela quelque chose et prit le cheval par la bride. On détela la bête et on gara la voiture. Puis, les trois forains et le tenancier se retrouvèrent dans une de ces cârciuma roumaines, pareilles à celle de l’oncle Anghel, où l’on mange, l’on boit, l’on fume, où l’on dit des choses bonnes ou mauvaises, selon les hommes, selon les âges, et « selon la qualité du vin ».

Stavro fut bref :

– Mangeons bien, mais ne nous attardons pas à bavarder. On va maintenant faire halte jusqu’à l’aube, et on repartira. Le plus dur est fait. Demain matin, le corps et l’esprit reposés, on se racontera des histoires en longeant la rivière et on regardera le soleil se lever droit dans les yeux du cheval : il fera beau demain.

En trinquant avec Stavro, l’aubergiste lui dit :

– Tu vas bien à la foire de S… ?

L’autre approuva de la tête ; son interlocuteur se mit à plaisanter :

– C’est toujours avec de la saccharine à la place de sucre, et de l’acide citrique au lieu de citrons, que tu prépares ta limonade ?

Stavro le regarda dans les yeux et continua à mâcher sa bouchée ; puis il répondit :

– Et toi, espèce de c…, c’est toujours avec de l’alcool et de l’eau de la fontaine, que tu prépares des eaux-de-vie à empoisonner le paysan et à t’arrondir le magot ?

Adrien, étonné, intervint :

– Mais, Stavro, je t’ai vu acheter du sucre et des citrons ; ce n’était pas pour faire de la limonade ?

– Non, mon ami, c’est de la poudre aux yeux des soifards ! répondit Stavro.

Et il ajouta en grec :

– Tu vois bien encore que je suis malhonnête ! Et ça ce n’est rien : je peux l’être davantage.

Mikhaïl et Adrien échangèrent un regard intelligent, et les yeux du premier répondirent aux yeux interrogatifs du second : « Il y a quelque chose de caché là-dessous. »

Les trois hommes se levèrent. Le patron prit une boîte d’allumettes et une bougie, et les conduisit au grenier.