L’étage supérieur était à moitié rempli de foin. Là, sur le plancher, ils étendirent une énorme rogojina (natte), sur laquelle tous les trois se jetèrent habillés, l’estomac lourd, un peu étourdis par le vin et la fatigue.
– Si vous fumez, faites attention au feu, leur dit l’aubergiste en les quittant ; il emporta la bougie et les allumettes.
Cinq minutes après tous les trois dormaient.
*
Quelle heure pouvait-il bien être ? Adrien n’aurait pas pu le dire, mais, à un moment donné de cette nuit profonde, il sentit une main lui toucher l’épaule, puis le visage. Ouvrant un instant ses yeux lourds de sommeil, il eut de la peine à se rappeler qu’il n’était pas à la maison, mais dans une grange ; et aussitôt il se rendormit. Mais voilà que de nouveau la main se promena sur sa figure, et en même temps un baiser chaud s’appliqua sur sa joue droite. Cette fois-là, Adrien se réveilla et se mit à réfléchir, se tenant coi. Que diable cela signifiait-il ?… Clignotant dans le noir, il se remémora la situation des dormeurs : à sa droite et au milieu, Stavro ; de l’autre côté, Mikhaïl. Et il pensa : Comment ?… Stavro m’a embrassé ?… Qu’est-ce que cela veut dire ?…
Une idée se planta dans son cerveau, si pénible qu’il la repoussait en se disant :
– Non… Sûrement, j’ai rêvé !… C’est pas possible !
Mais quelques minutes après, il sentit la main de Stavro lui toucher, à plusieurs reprises, la poitrine. Effaré, il demanda, d’une voix étranglée mais assez sonore :
– Tu cherches ma blague, Stavro ?
La demande résonna dans la nuit calme comme sous une coupole. Sursautant, le limonadier lui attrapa le bras et lui chuchota à l’oreille, tremblant d’émotion :
– Tais-toi !…
– Mais qu’est-ce que tu voulais donc ?… C’est toi qui m’as embrassé tout à l’heure ? reprit Adrien, de plus en plus épouvanté.
– Tais-toi !… Ne crie pas ! lui souffla l’autre, lui tenaillant le bras.
Quelques instants de silence et de frayeur s’ensuivirent, quand, tout d’un coup, on entendit la voix parfaitement réveillée de Mikhaïl parlant doucement en turc, posant brièvement une question à Stavro. Celui-ci parut ne pas vouloir répondre ; puis, il prononça quelques mots. Mikhaïl revint à la charge avec une nouvelle interrogation. Stavro lui répliqua plus longuement. Et de nouveau le premier l’interrogea avec plus de vigueur ; à quoi le dernier répondit sèchement. Mikhaïl paraissait réfléchir, se tut un bon moment ; mais voilà qu’il se souleva sur un coude et ayant l’air de regarder Stavro dans les yeux, il lui parla calmement pendant une minute, sans interroger. À cela, l’autre riposta brutalement, lui coupant la parole. Alors se passa quelque chose qui jeta Adrien dans la terreur.
Mikhaïl – qu’Adrien n’avait pas connu violent – bondit sur son séant et cria une phrase retentissante et brève. Stavro imita son mouvement et répliqua sur le même ton. À partir de ce moment, un dialogue acerbe s’engagea entre les deux hommes qui se connaissaient à peine. Dans la nuit, noire à se crever les yeux, les phrases, les mots jaillissaient, violents, comme les coups dans un assaut d’escrime. On devinait que leurs têtes s’approchaient souvent jusqu’à se toucher ; que leurs yeux se fouillaient, impuissants ; que leurs bras se débattaient. Dans le cœur glacé d’Adrien, les voyelles de la langue turque résonnaient comme des gémissements de hautbois, et ses nombreuses et dures consonnes frappaient comme un roulement de tambour.
Adrien comprit la vérité ; il comprit aussi que Mikhaïl serrait Stavro comme dans un étau, et une grande pitié pour la misère de ce dernier lui gonfla la poitrine et le fit éclater en larmes. Sanglotant, il dit :
– Mais… parlez en grec ! Je ne comprends pas un mot !
Cette explosion de douleur brisa la dispute. Un lourd silence tomba sur la phrase d’Adrien, quand il demanda :
– Stavro !… Pourquoi as-tu fait cela ?
L’interpellé se tourna vers le jeune homme et répondit, d’une voix oppressée :
– Mais, mon pauvre ami : c’est parce que je suis très malhonnête ! Je te l’avais dit.
Calmé, Mikhaïl lui répliqua :
– C’est pire que de la malhonnêteté : c’est de la perversion. C’est une violence commise sur un équilibre où tout est harmonie : vous avez vicié cet équilibre. Et vous commettez le pire des crimes quand vous voulez propager, étendre ce vice.
Et Mikhaïl ajouta avec fermeté :
– Faites des excuses sincères à Adrien, sinon je vous plaque ici, vous et la baraque !
Stavro ne répondit rien. Il se faisait une cigarette ; et lorsqu’il l’alluma, les deux amis virent, de profil, que son visage était méconnaissable. La bouche et le nez étaient allongés, la moustache braquée en haut. Le teint avait une couleur de spectre. Les yeux enfoncés, il ne les regarda pas ; pas même quand, à leur tour, s’étant fait des cigarettes, ils les allumèrent.
Dehors, les aboiements des chiens et le chant des coqs remplissaient l’air et la nuit.
*
Oui, commença Stavro beaucoup plus tard, quand Mikhaïl désespérait d’entendre sa réponse. Oui, je présenterai sincèrement des excuses à Adrien… Sincèrement, mais pas humblement… Et pas tout de suite, mais lorsque vous m’aurez écouté…
Vous dites : « perversion », « violence », « vice ».
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