Et vous croyez m’écraser sous la honte. Cependant, je venais de dire que je suis malhonnête. Et c’est là le pire, parce que, par là, je comprends : faire le mal consciemment. Mais, perversion ? Mais, violence ? vice ? Mon bon Mikhaïl !… Cela se fait tous les jours, autour de nous, et personne ne se révolte !… C’est entré dans les lois, dans les coutumes ; c’est devenu une règle de vie. Et moi je suis un des estropiés de cette vie perverse : tout, dans ma vie, fut perversion, violence et vice ; c’est-à-dire que j’ai grandi sous le souffle de ces calamités. Pourtant, je n’y avais pas d’inclination. C’est regrettable d’être obligé de parler malgré soi, mais je profite de ce que nous sommes encore dans la nuit comme dans le royaume des taupes. Et ce n’est pas pour me défendre que je veux parler : oh ! cela m’est égal !… C’est pour vous donner, moi, l’homme immoral, une leçon de vie à vous, qui êtes des personnes morales, surtout à vous, Mikhaïl, qui ne la connaissez pas toute, comme vous le pensez peut-être.

Je suis un homme immoral et malhonnête. Pour la malhonnêteté, je m’en excuse ; quant à l’immoralité, c’est moi qui dois être juge. Le juge de qui ? Cela vous reste à voir. Une circonstance de ma vie vous en fournira le moyen ; et ce fait, c’est l’aventure de mon mariage.

Vers l’année 1867, peu après l’entrée du prince Charles dans les principautés, je rentrais moi aussi dans mon pays, mais pas, comme lui, en prince. Je rentrais défait par la perte romantique de ma sœur aînée, et vicié par la vie aventureuse que j’avais menée en la cherchant pendant douze ans à travers l’Anatolie, l’Arménie et la Turquie d’Europe. Dommage pour vous que je ne puisse pas commencer par vous raconter mon enfance, la triste fatalité de ma sœur, et les circonstances de ma perversion. Ce serait trop long. Peut-être qu’un jour, je le ferai, si vous voulez continuer à me serrer la main ; et si vous ne le voulez plus, cela me sera tout à fait indifférent.

J’avais à ce moment-là dans les vingt-cinq ans, je possédais un peu d’argent et trois langues orientales, mais j’avais presque oublié le roumain. Les gens de mon enfance ne m’ont pas reconnu et cela m’allait très bien : je ne voulais pour rien au monde être reconnu. D’ailleurs, j’avais même des papiers comme raïa{3}. Parlant mal ma langue, j’ai donc passé pour un étranger.

Pourquoi revenais-je dans mon pays ? Pour rien et pour une grande chose. Pour rien, parce que je n’avais plus de racines dans le sol où j’avais vu le jour et parce que je me trouvais bien à l’étranger. Cependant, ce bien n’était qu’apparent. Je menais une vie libre, nomade, mais vicieuse. De la femme, je ne connaissais que la sœur et la mère : l’épouse ou l’amante m’étaient inconnues. Et je les désirais ardemment, mais j’avais peur de les approcher. – Voilà une chose que vous ne connaissez pas, Mikhaïl !… Ah ! que de tort on fait dans la vie ! Lorsqu’on voit un homme estropié d’une jambe, ou d’un bras, personne ne lui jette l’opprobre, chacun a de la pitié ; mais tout le monde recule, personne n’éprouve de pitié devant un estropié de l’âme !… Et pourtant c’est le pilier même de la vie qui lui manque. Il me manquait. En rentrant en Roumanie, je venais pour le demander à ceux dont les mœurs sont plus conformes à la vérité sensuelle. Ils me l’ont donné, mais tout juste pour me faire connaître un moment cet appui, et ils me l’ont retiré promptement, honteusement, pour me rejeter dans le vice. Voici comment :

Sitôt arrivé, j’ai repris mon métier de salepgdi{4}, en battant les marchés et les foires, mais en dehors de Braïla, aux environs, et même plus loin. Dans la ville, personne ne savait quelle était mon occupation. Le salep, je l’achetais en cachette chez un Turc, me donnant pour compatriote et lui laissant voir seulement ce que je voulais.