Ainsi, je travaillais peu et gagnais bien, surtout que je m’appuyais sur la réserve que je portais dans ma ceinture. Là-dessus, je me mis à faire des connaissances.

Habillé en ghiabour{5}, et payant, sans regarder, des okas de vin par-ci par-là, je suis tombé un jour, dans la Oulitza Kaliméresque{6}, sur un bon vin en même temps que sur ce que je cherchais depuis mon retour (environ une année) : le vin était parfois servi par une belle crâsmaritza, la fille du patron. Et je suis devenu le fidèle consommateur de ce bon vin, ainsi que la proie des flammes que lançaient les yeux noirs de l’idole. Mais j’ai été prudent : la maison était austère et très riche. En plus, elle n’aimait pas les étrangers, bien que sa fortune vînt d’eux.

Alors, la première des choses que je fais à la hâte est de me procurer des papiers roumains, opération facile dans les pays du saint-bakchiche{7}. D’un jour à l’autre, j’enterre « Stavro, le salepgdi », et je deviens Domnul Isvoranu, « marchand de cuivreries de Damas ». Le nom et la qualité plaisent. On a des égards et des attentions. La maison n’avait pas de mère. Le père était vieux, sévère, et souffrant des jambes.

Après trois mois de fréquentation, je me vois un soir retenu à dîner en famille. Là je rencontre une tante qui remplaçait la mère, accaparait la fille avec sa tendresse ; mais je constate surtout qu’il est toujours bien de ne jamais mentir qu’à moitié. À table se trouvaient deux frères, grands et forts comme des gdéalats{8}, qui étaient établis précisément marchands de tapis et de cuivreries de Damas, à Galatz. Pour mon bonheur, je connaissais Damas et leur métier mieux qu’eux ; j’avais vendu souvent des tapis et des cuivres ciselés de ce pays-là.

Pendant le repas je parle, je raconte des histoires et des scènes de la vie en « Anadole », et j’appuie surtout sur la tristesse que couvrent les tapis et les cuivres de Damas, où l’on voit travailler à leur fabrication, tout entière manuelle, des enfants de cinq ans et des vieillards presque aveugles : les premiers, gagnant deux météliks par jour (dix centimes), ne sachant, presque pas, ce que c’est qu’une enfance, et entrant dans la vie par la porte du supplice ; les derniers, s’épuisant d’inanition et n’ayant droit ni au repos ni à la sérénité de la vieillesse.

Mes histoires amusent la demoiselle et, par leur côté triste, lui arrachent des larmes ; mais les autres ont le cœur dur ; ils ne retiennent que le côté anecdotique. Cela me déplaît, et si fortement, que je suis sur le point de reculer ; mais je me rappelle à temps que je ne viens pas dans cette maison pour épouser tout le monde. La fille se montrait à mon goût, et c’était elle que je voulais épouser.

 

Avec elle, mes rapports se bornaient aux histoires et aux récits.

Deux mois après ce premier dîner, je pouvais me considérer comme un intime de la famille. Dans cette maison, presque sans relations, régnait une atmosphère étouffante, mais la seule qui s’y asphyxiât était la joviale créature que j’aimais. Tous les soirs je venais passer deux, trois heures près d’elle, raconter, dire des boutades, et parfois chanter des airs orientaux, mélodieux et plaintifs. La tante et le père prenaient du plaisir, mais la fille s’engouait… Elle en voulait encore, et encore…

Du magasin, le père avait chassé tout client tapageur, tout brouhaha ; et rares étaient ceux qui ouvraient la porte pour demander une consommation. Retirés dans l’arrière-boutique à la porte vitrée, la tante, qui était la bonne à tout faire de la maison, raccommodait du linge et surveillait le magasin, peu éclairé, à travers les rideaux ; la demoiselle brodait ou faisait des dentelles, tandis que le père, étendu dans son lit à alcôve, sommeillait, gémissait parfois et m’écoutait. Il était bête à désespérer un mouton. Assis sur un sofa, près de lui, je lui débitais tout ce qui était conforme à mon plan, et il gobait tout.

Ainsi, j’ai pu facilement saisir son faible : il avait besoin d’un homme débrouillard pour continuer son affaire, et il avait vu en moi cet homme. On sait que le Roumain est peu commerçant ; il n’est que l’esclave de la terre. Comme il voulait donner sa fille à un négociant versé dans une branche de commerce, et comme, de l’autre côté, il n’y avait que les étrangers pour manipuler avec succès, dans ce temps-là, des affaires faciles et rémunératrices, il fut content de se trouver en face d’un homme du pays qui avait roulé sa bosse, qui connaissait des langues et qui pouvait donner des conseils même à ses deux fils, aussi stupides que lui ; car, tout en me demandant comment ces brutes avaient pu réaliser une pareille fortune, je venais d’apprendre que la mère morte avait été une capacité commerciale de premier ordre. La fille possédait son tempérament ; mais, depuis le décès de la mère, la maison était plongée dans la langueur.

Mon apparition y avait apporté de l’air respirable ; chacun des cinq êtres le respirait à sa façon. Le vieux et ses deux fils – qui venaient, tous les quinze jours, passer le dimanche en famille – rigolaient comme des idiots et me suffoquaient avec leurs questions d’affaires, toujours d’affaires. Pour mettre à l’épreuve mon honnêteté, ils ne trouvèrent rien de plus intelligent que de me demander une fois une somme d’argent ; une autre fois, de m’en confier une. Je les satisfis dans les deux cas, en me disant que, sûrement, la bêtise et l’argent doivent être jumeaux. Donc, ces trois-là ne différaient pas beaucoup.

 

La vieille, sœur de la défunte, ne riait pas, et pleurait encore moins. En échange elle me tracassait souvent sur mes affaires présentes. Quelque temps je détournai ses questions ; elle me suspecta.