J’ai remarqué au bureau que, depuis quelque temps, il est d’une humeur sombre, profondément méditative, se mordant la lèvre inférieure, soupirant, passant sa main sur ses cheveux drus, fronçant les sourcils sans raison apparente. Ces gestes, je suppose, sont les gestes normaux d’un immigrant ou d’un bouddhiste, ou de quiconque fait des projets d’affaires, ou encore les trois à la fois. Je ne leur ai pas accordé beaucoup d’attention et je suis heureux d’être conduit en silence aujourd’hui et de pouvoir observer le décor en envoyant promener mes pensées sérieuses aux confins de mon cerveau – un truc que je fais de mieux en mieux depuis le départ de Sally en juin dernier et depuis que j’ai découvert, pendant les jeux Olympiques, que j’étais devenu l’hôte d’une tumeur à croissance lente dans ma prostate (au fait, c’est une glande, à la différence de votre bite, dont on dit souvent que c’en est une, mais c’est faux).

La Route 37, le Miracle Mile de Toms River, est déjà bouchée à 9 h 30, les voitures des gens qui font leurs courses entrent et sortent de toutes les boutiques de démarque en étage, de toutes les franchises et de tous les grands magasins, au point que nous sommes pratiquement à l’arrêt dans l’embouteillage d’une intersection, sous des panneaux publicitaires criards et dans la cacophonie des klaxons. Le vendredi noir, le lendemain de Thanksgiving, lorsque les marchands espèrent monter graduellement dans le noir, est traditionnellement le jour sacré de la vente au détail, avec ses escadrons de femmes au foyer en peignoir et de grand-mères en déambulateur jouant des coudes devant le personnel de sécurité chez Macy’s ou Bradlees, afin de mettre la main sur des couteaux électriques au rabais et des oreillers orthopédiques, destinés aux arthritiques souffrant de cette douleur chronique en C6 ou C7. Seulement, cette année – en raison des brumes du malaise économique –, les marchands et leurs alliés, les consommateurs, ont prévu des ventes « géantes » pour le mardi noir et le mercredi noir et font flotter la bannière du TOUT DOIT DISPARAÎTRE ! – au cas où, je suppose, le pays aurait disparu vendredi.

Il y a des voitures partout, roulant dans toutes les directions. Un dirigeable MasterCard géant, jaune et rouge, flotte comme une déité au-dessus de ce paysage affairé. Les salles de cinéma multiplex sont déjà ouvertes et des queues ont pris forme pour Gladiator et The Little Vampire. Des foules se pressent à l’entrée de Target et d’International Furniture Liquidator (« Si nous ne l’avons pas, c’est que vous n’en voulez pas »). Musique de Noël à tue-tête, sans qu’on sache d’où elle vient exactement, et la circulation progressant à peine. Des pompiers en combinaison d’amiante et chapeau de pèlerin font la collecte dans des seaux à l’entrée des centres commerciaux et aux feux. Des groupes effilochés de gens qui n’ont pas l’air américains glissent le long de la large avenue, comme s’ils fuyaient quelque chose, pendant que des hommes solitaires, assis dans leurs pick-up rutilants, fument, regardent, attendent que leurs véhicules soient examinés en détail au Pow-R-Brush. À la grande intersection de Hooper Avenue, une équipe de télévision a installé un poste de commandement, avec une Latino au corps musclé et aux jambes étincelantes qui tourne son petit cul ferme en direction de l’embouteillage, hurlant pour les téléspectateurs des informations de six heures du soir, tout le long de la côte, ce qui est en train de se passer ici.

Pourtant, tout ça m’excite, franchement, et m’envoie des picotements dans l’estomac. Le commerce débridé n’est pas joli à voir en général, mais c’est toujours une anticipation de l’avenir. Et ces temps-ci, avec ma vie décalée et les trucs de la vie culturelle qui ne m’affectent plus beaucoup – la politique, les informations, le sport, à peu près tout sauf la météo –, c’est plutôt bien de constater que le commerce au moins parvient à m’intéresser comme le serait un scientifique. Le commerce, après tout, est fondamental dans mon système de croyance, même s’il est vrai, comme nous l’apprend la théorie moderne de la marchandise, que lorsqu’on achète on ne cherche plus rien véritablement. Si on cherche vraiment ce détachant liquide qu’on a vu autrefois dans la cave de l’oncle Beckmer et qui aurait pu enlever les taches d’une hyène, ou si on cherche une seule poignée de tiroir en cuivre pour terminer la restauration de l’armoire qu’on a héritée de tante Grony, on ne trouvera jamais ni l’un ni l’autre. Personne ne sait rien dans aucun de ces endroits, et tout le monde est très heureux de vous mentir. « Ils ne les font plus », « Ils sont en commande depuis deux ans », « Ce fabricant de pointes à bille a fait faillite, il a déménagé au Myanmar et fabrique maintenant des puisards… Tout ce que nous avons est ceci »… Vous devez prendre ce qu’ils ont, même si vous n’en voulez pas ou n’en avez jamais entendu parler. Il est difficile de qualifier de commerce véritable cette marchandisation à somme nulle. Mais, dans son absence de but apparent, elle n’est pas si différente de l’immobilier, où souvent, à la fin de la journée, quelqu’un repart heureux.

Nous sommes maintenant parvenus aux quartiers ouest de Toms River. Ici, tous les motels sont pleins. Les parkings de voitures d’occasion annoncent qu’elles sont À PRIX CADEAUX. Une pépinière de bonsaïs a déjà déménagé ses petits buissons torturés à l’arrière et les employés entassent les arbres et les couronnes de Noël. Des drapeaux claquent dans de nombreux parkings à mi-hampe – je ne sais pour quelle raison. D’autres pancartes clament AN 2000, SCULPTURE SOUVENIR ! INVESTISSEZ DANS L’IMMOBILIER, PAS DANS LA BOURSE ! DE JOLIES FESSES, QUELLE IVRESSE ! BIENVENUE AUX SURVIVANTS DU SUICIDE. Des cônes de circulation jaunes et une immense flèche jaune clignotante nous contraignent à nous ranger sur une seule file à droite, le long d’une tranchée profonde dans l’asphalte fraîchement éventré, à côté de laquelle des hommes coiffés de gros casques blancs regardent sans bouger d’autres hommes déjà au fond – faisant travailler les dollars de nos impôts.

« Je ne comprends vraiment pas », dit Mike, en relevant vivement le menton, le siège complètement avancé pour que ses orteils puissent atteindre les pédales et ses mains contrôler le volant. Il me regarde tout en manœuvrant dans le tumulte des vacances.

Moi, bien sûr, je sais ce qui l’ennuie. Il a vu la pancarte BIENVENUE AUX SURVIVANTS DU SUICIDE sur l’auvent de Quality Court. Mon cancer l’inquiète certainement, ce qui le rend nerveux sur son propre avenir. Lorsque j’étais à la clinique Mayo, en août dernier, je l’ai laissé se charger de Realty-Wise et il a géré tout ça sans le moindre pépin. Mais, la semaine dernière, j’ai vu sur son bureau un article du New York Times qu’il avait téléchargé, expliquant que la moitié des faillites étaient liées à des problèmes de santé et que, d’un point de vue purement financier, mettre fin à ses jours était probablement un très bon investissement.