Je lui ai expliqué qu’un Américain sur dix survivait au cancer et que les perspectives me concernant étaient plutôt bonnes (c’est peut-être vrai). Mais je suis à peu près sûr que ma santé le préoccupe et ça explique qu’il ait soudain tâté le terrain aujourd’hui, avec cette histoire de promotion immobilière en banlieue. De plus, dans une semaine jour pour jour, je m’envole pour la clinique Mayo à Rochester, pour le premier contrôle depuis la procédure, et il a peut-être l’impression que je me sens un peu anxieux – je le suis sans doute – et il éprouve la même angoisse.

Les bouddhistes sont évidemment inflexibles sur la question du suicide. Ils sont contre. Et même s’il est partisan de l’impôt zéro, du libre marché, de la dérégulation, lecteur du Wall Street Journal, Mike est resté aussi un admirateur de Sa Sainteté le dalaï-lama. Son économiseur d’écran au bureau est une photo en couleurs de lui souriant aux côtés du minuscule réincarné, prise à Meadowlands l’année dernière. Il a aussi aligné trois drapeaux de prière, rouge, blanc et bleu, sur le mur derrière son bureau, à côté d’un petit tableau représentant le Chenresig aux mille bras et d’une photo dédicacée de Ronald Reagan – pour intriguer nos clients pendant qu’ils signent leurs bons gros chèques. Selon le DL, avoir l’état d’esprit qu’il faut, paisible et compassionnel, dissout toutes les difficultés, de telle sorte que, du point de vue du karma, nous obtenons exactement ce que nous devons obtenir, puisque nous sommes tous les pères de nous-mêmes et que le monde est le résultat de nos actions, etc., etc. Mettre fin à ses jours, en d’autres termes, ne devrait pas être nécessaire – je suis parfaitement d’accord. Apparemment, le précieux protecteur, souriant malgré l’exil, et ce grand communicant de Ronnie sont à l’unisson sur cette question, comme sur bien d’autres (je ne savais rien sur le Tibet ou les bouddhistes, et j’ai dû faire pas mal de lectures, la nuit).

Mike est au courant de mes activités de parrainage. Ça l’a conduit à décider que j’étais quelqu’un de spirituel (ce n’est pas le cas) et ça l’a poussé à me poser toutes sortes de questions morales délicates puis à refuser délibérément de comprendre mes réponses, prouvant par là même sa supériorité – ce qui le rend heureux. Le massacre de Columbine, un de ses sujets de conversation récents, a été provoqué, croit-il, par la poursuite à mauvais escient d’une vie de luxe, plutôt que par la persistance du mal à l’état pur – mon point de vue. Au cours de la controverse absurde concernant le cas d’Elián González, il a pris le parti des parents américains pour montrer sa solidarité d’immigrant, alors que je me suis rangé du côté des Cubains cubains, ce qui paraissait la chose la plus sensée.

Les principes moraux de Mike, il faudrait le dire, ont dû s’harmoniser avec ceux, égoïstes et mercantiles, de l’immobilier. En travaillant pour moi, il touche un tiers des six pour cent sur toutes les ventes qu’il fait lui-même (je prends deux tiers parce que c’est moi qui paie les factures), un bonus sur toutes mes grosses ventes, plus vingt pour cent sur le premier mois de toutes les locations d’été, ce qui ne va pas bien loin. Il y a un autre bonus à Noël, si je suis d’humeur généreuse. Et en échange de ça, je ne paie pas de sécurité sociale, de retraite, d’indemnité kilométrique, rien – un bon arrangement pour moi. Mais ça lui permet de vivre bien et de s’acheter des costumes de rupin, à la fois chic et sport, dans la boutique pour hommes de petite taille d’un Philippin à Edison. Aujourd’hui, pour ce rendez-vous, il est affublé d’un pantalon à pattes d’éléphant, beige foncé, qui semble être en caoutchouc et couvre son petit ventre naissant, d’un pull en cachemire sans manches d’un rose de crème glacée, de mocassins à pompons Brancusi argentés, et d’un blazer en poil de chameau moutarde sur le siège arrière pour le moment – rien de cette tenue ne convient vraiment à un Tibétain, mais il trouve que ça le rend crédible en tant qu’agent immobilier. Je ne fais aucun commentaire.

Cependant, bien des choses en Amérique le rendent encore perplexe, en dépit de ses quinze années de résidence et d’observation patiente. En tant que bouddhiste, il ne parvient pas à comprendre la place de la religion dans notre activité politique. Il n’est jamais allé en Californie ni à Chicago, ni même dans l’Ohio, et donc il lui manque l’appréciation intrinsèque que les autochtones peuvent faire de l’histoire en fonction de la masse terrestre. Même s’il travaille comme agent immobilier, il ne voit pas en fin de compte pourquoi les Américains déménagent autant et il est curieux de connaître ma réponse : parce qu’ils le peuvent. Toutefois, depuis le temps qu’il vit ici, il a pris un nouveau nom, acheté une maison, voté lors de trois élections présidentielles et gagné pas mal d’argent. Il a aussi mémorisé entièrement le New Jersey Historical Atlas et peut vous dire où la fenêtre tendue par ressort et le trombone ont été inventés – Millrun et Englewood ; où la première machine à répandre de l’engrais animal a été testée – à Moretown ; et quelle ville a été décrétée première zone non nucléarisée – Hoboken. Ces petites anecdotes accroissent, pense-t-il, son pouvoir de persuasion auprès des acheteurs. Et en cela il ressemble à un grand nombre de nos citoyens, y compris ceux qui remontent aux Pères Pèlerins : il s’est armé de suffisamment d’informations, même si elles sont erronées, pour lui faire croire que, ce qu’il désire, il le mérite, que la perplexité est une forme de curiosité et que, ensemble, elles constituent une force intérieure qui devrait lui permettre de ramasser tout ce qui est à portée de main. Et qui peut dire qu’il a tort ? Il est sans doute déjà plus assimilé qu’il n’en aura jamais besoin.

 

Un paysage plus intéressant pour le citoyen-homme de science défile à présent devant ma vitre. Une « ferme modèle » dans un tableau de Benjamin Moore, avec des flâneurs en vacances se promenant dans les allées herbeuses, pointant le doigt vers telle ou telle tuile pastel ou brune, comme si elles étaient à vendre. D’autres pancartes plus lourdes de sens : LE SUCCÈS EST UNE DROGUE (banque) ; LE SERVICE DES RENCONTRES SAINES ; DOLLAR UNIVERSITY INSTITUTE : POUR DOPER VOS REVENUS. Puis le bunker en ciment de la bibliothèque du comté d’Ocean, où les programmes de Thanksgiving sont affichés à l’extérieur – une lecture de poésie le mercredi, un atelier de réanimation cardiaque le jour de Thanksgiving, deux joueurs des Phillies de Philadelphie jusqu’au samedi pour un séminaire à vocation inspiratrice sur l’infidélité, « le tendon d’Achille des sports professionnels ».

« Je ne comprends vraiment pas », répète Mike, parce que je ne lui ai pas répondu la première fois.