Il a toujours le menton pointé vers le haut, comme s’il regardait par-dessous ses grandes lunettes jaunes. Il me dévisage, en inclinant la tête vers l’épaule. Il porte une fausse Rolex en acier, aussi épaisse qu’un pare-chocs de voiture, et il ressemble – accroché au volant – à un mafioso miniature en route pour une partie de golf. Il offre un étrange spectacle à ceux qui le contemplent depuis les autres Suburban.
« Tu ne comprends pas “De jolies fesses, quelle ivresse” ? dis-je. C’est assez élémentaire pourtant.
— Je ne comprends pas les “survivants du suicide”. » Il garde prudemment les yeux fixés sur la rampe d’accès de la Parkway, à une centaine de mètres devant nous.
« C’est simplement que ça ne marcherait pas si la pancarte annonçait “Bienvenue aux ratés du suicide” », dis-je. Les noms de Charles Boyer, Socrate, Meriwether Lewis et Virginia Woolf me viennent à l’esprit. Des cas exemplaires de réussite dans le suicide.
« La mort naturelle est pleine de dignité », dit-il. C’est le genre de conversation « spirituelle » qu’il affectionne, au cours de laquelle il peut prouver un peu mieux encore sa supériorité sur moi. « Éviter la mort est une invitation à la souffrance et à la peur. Nous ne devrions pas nous en moquer.
— Ils ne l’évitent pas et ils ne s’en moquent pas, dis-je. Ils se retrouvent dans une salle de réunion et ils mangent des sandwiches ensemble. Tu n’as jamais pensé au suicide ? J’y ai pensé la semaine dernière.
— Est-ce que tu irais à une réunion de survivants du suicide ? » Mike fait tourner sa langue contre l’intérieur de sa joue ronde.
« Je pourrais si j’avais le temps. J’inventerais une bonne histoire. C’est tout ce qu’ils veulent. C’est comme les Alcooliques anonymes. Tout est dans le processus. »
Le visage à lunettes de Mike prend une expression à l’ancienne, sourcils baissés. Il n’approuve pas officiellement l’autonomie de la volonté, qu’il considère comme une action non vertueuse et, au fond, dénuée de sens. Il croit, par exemple, que le départ soudain de Sally en juin dernier m’a plongé dans un état d’angoisse et de vulnérabilité, résultat d’un discours précis et non vertueux visant à semer la discorde, ce qui explique pourquoi j’ai un cancer et pourquoi des capsules en titane diffusent leur substance dans ma prostate, organe dont je ne suis pas sûr qu’il reconnaisse l’existence. Il croit que je devrais méditer et me libérer de l’idée stressante de tout attachement sentimental – ça ne devrait pas être trop difficile.
Le clignotement bleu d’une voiture de la police de l’État en vue, à l’endroit où la rampe d’accès bascule vers la Parkway. Des voitures, les unes derrière les autres jusqu’à la Route 37. La sirène d’une ambulance, quelque part derrière nous, mais il est impossible de se ranger à cause des travaux sur le bord de la route. Un hélicoptère de la police en vol stationnaire au-dessus des voies en direction du sud, vers Atlantic City. La circulation est arrêtée là, sur les deux voies. Certaines voitures sur la rampe essaient de faire demi-tour et restent coincées. Les gens klaxonnent. De la fumée s’élève un peu au-delà.
« Tu as sérieusement pensé au suicide ? demande Mike.
— On ne sait jamais si on est vraiment sérieux. On le constate tout simplement. J’ai survécu pour me retrouver à Toms River ce matin. »
Un large fourgon à bestiaux, orange et blanc, du service des secours du comté d’Ocean, scintillant de lumières argentées, bringuebalant et rugissant, passe tout près de nous sur le bas-côté. Les lumières sont allumées à l’intérieur de la boîte qui tangue, des silhouettes se déplacent derrière les vitres, se préparant pour quelque chose.
« Ne monte pas, dis-je en voulant parler de la Parkway. Reste sur cette route.
— Merde ! dit Mike en se tordant le cou pour voir les voitures derrière nous et éviter de prendre la rampe.
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