En analysant quelques familles empiriquement reconnues par tous les botanistes (Graminées, Composées, Ombellifères…), il remarque que certaines caractéristiques des plantes – certains « caractères » dans le langage des botanistes – sont toujours constantes à l’intérieur d’une famille et que d’autres sont plus ou moins variables. Il peut ainsi déterminer le poids respectif des différents caractères et, disposant alors d’une hiérarchie des critères de classification, former une centaine d’autres familles qui reposent sur de fortes similitudes entre les plantes. Admirée par Cuvier et les autres zoologistes, la méthode est bientôt adaptée au règne animal où elle peut s’appuyer sur le développement de l’anatomie comparée.
Ainsi, au tournant du XVIII e et du XIX e siècle, la classification, loin de n’être qu’une simple activité de classement, ou un exercice de pure logique, résume et contient une connaissance de la structure de l’organisme vivant4.
En même temps qu’elle fonde la classification des vivants sur la connaissance de leur organisation, l’histoire naturelle s’étend dans le temps et dans l’espace, avec la paléontologie et la biogéographie.
La paléontologie se trouve d’emblée placée, avec l’anatomie comparée, au cœur de vifs débats sur la manière de se représenter ce passé nouvellement conquis. S’appuyant sur sa connaissance des invertébrés et en particulier des mollusques, Lamarck propose, à partir de 1800, une théorie de la transformation des espèces qu’on peut résumer par ces deux principes : 1° la nature a produit successivement toutes les formes vivantes en commençant par les plus simples et en terminant par les plus compliquées ; 2° les animaux et les plantes, en se répandant à la surface du globe, se sont trouvés placés dans des circonstances différentes, ce qui leur a donné des habitudes différentes et a modifié leur organisation en conséquence. Pour compléter le premier principe il convient d’ajouter que Lamarck, comme beaucoup de scientifiques avant les travaux de Pasteur, admettait que la vie pouvait naître de la matière par génération spontanée. Enfin, pour comprendre l’efficacité du second principe, il faut y adjoindre ce qu’on appellera plus tard l’hérédité des caractères acquis.
Si elle n’a pas été complètement méprisée et rejetée comme on l’a dit quelquefois, la théorie de Lamarck n’en a pas moins suscité de vives réactions, et en particulier celles de Cuvier. Celui-ci souligne l’absence de formes intermédiaires entre les différents embranchements du règne animal. Il étudie les vertébrés fossiles en s’appuyant sur le principe de « corrélation des organes » : si un animal mange de la chair, non seulement ses dents et sa mâchoire doivent être adaptées à cette nourriture, mais ses pattes doivent lui permettre de saisir ses proies. Hostile à toute idée de transformation des espèces, Cuvier imagine une série de « révolutions » qui auraient bouleversé la surface du globe et anéanti successivement des faunes entières5. Contre cette conception catastrophiste, Charles Lyell, dont les Principes de géologie paraissent en 1830-1833, défend l’uniformitarisme : la disposition des couches géologiques et les formes du relief terrestre ont été produites au cours des temps par les mêmes causes que nous voyons actuellement à l’œuvre dans la nature6.
Plus discrète que la géologie, la biogéographie n’en constitue pas moins l’autre grande innovation dans le champ de l’histoire naturelle à la fin du XVIII e et au début du XIX e siècle7. Non que le sujet n’ait pas été déjà traité dans les décennies précédentes : Linné note la présence des mêmes espèces de plantes en Laponie et sur les sommets des Alpes, Buffon compare les faunes de l’Ancien et du Nouveau Monde, un peu plus tard Giraud-Soulavie observe également l’étagement de la végétation dans les Cévennes. Mais ce n’est qu’avec l’Essai sur la géographie des plantes de Humboldt en 1805 que la discipline se constitue explicitement. Alexandre de Humboldt, physicien et géographe autant que naturaliste, insiste en particulier sur le rôle des facteurs physiques et sur l’influence réciproque entre l’homme et la végétation. Quinze ans plus tard, dans l’article « Géographie botanique » du Dictionnaire des sciences naturelles, le botaniste Augustin Pyramus de Candolle définit un véritable programme de recherche ; il montre la guerre qui règne entre les différentes espèces et qui limite l’aire d’extension de chacune ; il souligne que la température, l’humidité, la nature du sol ne suffisent pas à expliquer la distribution géographique des espèces et des familles – en particulier la différence complète des flores entre des régions jouissant du même climat mais situées sur des continents différents –, et il voit là un argument contre l’idée que les espèces se transformeraient sous l’action du milieu8.
b) Les grands thèmes de L’Origine des espèces
Fondement de la classification par « familles naturelles », « succession géologique des êtres organisés », distribution géographique des faunes et des flores, c’est à ces trois questions clés de l’histoire naturelle que Darwin apporte une réponse lorsqu’il publie L’Origine des espèces.
Dès l’introduction, en présentant son ouvrage au lecteur, il annonce les deux constats sur lesquels repose sa théorie. D’une part, les animaux ou les végétaux issus des mêmes parents présentent, dès la naissance, une grande variété de caractères qu’ils peuvent transmettre à leurs propres descendants. D’autre part, comme l’a noté Malthus à propos de l’homme, n’importe quelle espèce vivante tendrait à se multiplier en proportion géométrique et à envahir toute la terre si la plus grande partie des individus qui la composent n’était pas éliminée à chaque génération. De ces deux constats on peut inférer que tous les êtres vivants, les plantes comme les animaux, sont engagés dans une lutte pour l’existence, et comprendre que celle-ci préserve les variations qui sont avantageuses à l’organisme dans les conditions « complexes et quelquefois changeantes » de son milieu de vie. Cette sélection naturelle, répétée sur un grand nombre de générations, aboutit à la production de nouvelles formes. Les treize chapitres du livre sont employés à développer et à justifier cette hypothèse, puis à montrer sa fécondité.
Les chapitres 1 à 5 expliquent la formation des espèces. Le premier porte sur la variation chez les plantes cultivées et les animaux domestiques ; le deuxième sur la variation à l’état sauvage. Le troisième est consacré à la lutte pour l’existence, pris au sens le plus large, c’est-à-dire en incluant la lutte entre des organismes de la même espèce ou d’espèces différentes, mais aussi la lutte contre un milieu hostile, en un mot tout ce qui maintient l’effectif de l’espèce à un niveau constant. Le quatrième chapitre traite de la sélection naturelle, comparée à la sélection artificielle, et aborde le thème de la « sélection sexuelle » : le choix du partenaire le plus attrayant est invoqué pour expliquer des caractéristiques sans valeur adaptative apparente comme le plumage de certains oiseaux9. Ce chapitre est illustré d’un diagramme, souvent reproduit, qui représente le mode théorique de filiation des espèces, la divergence entre formes voisines, l’extinction de certaines branches, etc. Enfin, le cinquième chapitre est consacré aux « lois de la variation », domaine dans lequel, dit Darwin, « notre ignorance est profonde ». On mesure en lisant ce chapitre que la force de la théorie darwinienne est de pouvoir s’accommoder de cette ignorance : les variations sont soumises à la sélection naturelle, quelles que soient les causes qui les ont provoquées.
Les chapitres 6, 7 et 8 sont constitués d’une série de réponses aux objections qui pourraient être faites à la théorie de la sélection naturelle. Le sixième chapitre s’intitule précisément « Difficultés de la théorie », Darwin y répond aux arguments qu’on pourrait tirer de la perfection de certains organes, tels que l’œil, ou à l’inverse de l’existence d’organes inutiles. Cela l’amène à formuler deux idées : la première, qu’il rattache au vieil adage Natura non facit saltum 10, est que la sélection naturelle n’agit qu’en profitant de légères variations, la seconde est que l’adaptation des organes n’est pas nécessairement parfaite puisqu’il suffit qu’elle permette à l’organisme de l’emporter dans la lutte pour la vie. Le septième chapitre tente l’application de la théorie de la sélection naturelle aux instincts, en particulier à ceux des insectes sociaux. Le huitième aborde la question de l’hybridation : pour Darwin la distinction entre espèce et variété n’est qu’une différence de degré et non de nature, il lui faut donc expliquer pourquoi les hybrides obtenus en croisant des espèces différentes sont stériles, tandis que les métis résultant d’un croisement entre deux variétés d’une même espèce ne le sont pas. Il le fait de manière assez embarrassée en montrant l’incertitude des données en ce domaine.
Après avoir consacré trois chapitres à discuter point par point les objections qu’on pourrait lui faire, Darwin entreprend de montrer la valeur explicative de sa théorie appliquée aux problèmes de la paléontologie (chapitres 9 et 10), puis de la géographie des plantes et des animaux (chapitres 11 et 12), et enfin des fondements de la classification (chapitre 13), c’est-à-dire précisément aux trois grands thèmes de recherche de l’histoire naturelle.
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