Récapitulations et conclusions occupent le quatorzième et dernier chapitre11.

En ce qui concerne la paléontologie, Darwin doit d’abord répondre à une objection possible et, à cet égard, le neuvième chapitre pourrait aussi bien être rattaché aux précédents. Comment expliquer en effet qu’on n’ait jamais retrouvé dans les fossiles une série complète montrant la transformation progressive d’une espèce en une autre ? Pour Darwin, qui s’abrite ici derrière l’autorité – considérable à l’époque – de Lyell, cette absence s’explique par l’état incomplet et lacunaire des « archives géologiques ». Mais il n’en reste pas à cette position défensive ; dans le chapitre suivant il rassemble des données relatives à la « succession géologique des êtres organisés », telle que l’apparition successive d’espèces nouvelles, la permanence de certaines formes, le caractère irréversible des extinctions, et s’emploie à montrer que tous ces faits demeurent inexplicables si les espèces sont immuables tandis qu’ils s’éclairent si l’on admet qu’elles se sont modifiées graduellement sous l’action de la sélection naturelle. L’argument final de ce chapitre est celui de la parenté entre les formes fossiles et les formes actuelles dans la faune d’une région donnée. Ce thème annonce les deux chapitres suivants consacrés à la distribution géographique des espèces actuelles, un autre point d’ancrage de sa théorie12.

Darwin aborde d’emblée la biogéographie par son point obscur : le climat et les autres conditions physiques ne suffisent pas à rendre compte de tous les faits concernant la répartition des plantes et des animaux à la surface du globe. Ce constat a été fait par la plupart des auteurs qui se sont occupés de ce sujet dans la première moitié du XIX e siècle13. Cependant aucune explication satisfaisante n’avait été proposée. Or la théorie de la « descendance avec modifications » permet d’expliquer à la fois les ressemblances – les espèces d’un même groupe qui vivent dans une même région du globe ont une origine commune relativement proche – et les différences, la sélection naturelle ayant agi différemment dans des milieux différents. L’exemple des îles Galápagos a pris valeur d’archétype. La communauté d’origine explique que la faune de cet archipel se rapproche plus de celles du continent américain que de celle des îles du Cap-Vert, au large de l’Afrique. La sélection naturelle, quant à elle, rend compte des différences que présentent les espèces des îles Galápagos par rapport à celles du continent et peut même être invoquée à propos des différences observées d’une île à l’autre.

Après la succession géologique et la distribution géographique, il reste à Darwin à traiter du troisième grand thème de recherche de l’histoire naturelle : la méthode naturelle de classification. Dans ce domaine plus qu’ailleurs, Darwin, loin de faire table rase du passé, s’appuie sur le travail de ses prédécesseurs. Le fondement rationnel de la classification des êtres vivants, ce qui la distingue d’un simple classement artificiel d’objets quelconques, est d’être l’expression d’une généalogie, mais ce principe était jusqu’ici resté inconnu aux naturalistes eux-mêmes. En d’autres termes pourquoi placer le Dauphin parmi les mammifères plutôt que parmi les poissons sinon par une intuition obscure que ce qui le rapproche des seconds ne résulte que d’une adaptation récente au mode de vie aquatique tandis qu’un lien plus originel le rattache aux premiers ? Passant en revue les principales règles méthodologiques de la classification, Darwin va jusqu’à dire que l’ascendance commune est le lien que les naturalistes « ont cherché inconsciemment14 » à travers les différents principes par lesquels ils ont réglé leur travail.

À la lumière de ce dernier chapitre, L’Origine des espèces apparaît comme un effort d’élucidation de la pratique naturaliste, une entreprise méthodique pour dégager la rationalité qui la sous-tend. Darwin a mené à bien ce projet et a renouvelé par là le champ des sciences biologiques, mais il l’a fait en s’appuyant toujours sur l’histoire naturelle de son époque. C’est ce que confirme sa biographie qui est avant tout celle d’un naturaliste, à la fois géologue, zoologiste et botaniste.

II. Esquisse biographique

a) Les années de formation

Charles Darwin naît le 12 février 1809 à Shrewsbury, dans le Shropshire, un des quatre comtés anglais qui jouxtent le pays de Galles.

L’un de ses grands-pères, mort en 1795, est Josiah Wedgwood, célèbre céramiste et industriel, l’autre, mort en 1802, est Érasme Darwin, à la fois poète, médecin, naturaliste et philosophe, toujours cité lorsqu’on évoque les premières versions de l’évolutionnisme, mais qui est également l’auteur d’un curieux poème didactique, Les Amours des plantes, publié en 1789, dans lequel il détaille avec ravissement les multiples combinaisons érotiques qu’évoque le système sexuel de Linné15. Josiah Wedgwood et Érasme Darwin étaient deux figures marquantes de la « Lunar Society » de Birmingham, qui comptait également dans ses rangs James Watt, l’inventeur, et Joseph Priestley, le chimiste16. Cette société – ainsi nommée parce que ses membres profitaient des soirées éclairées par la lune pour se réunir, évitant ainsi de rentrer chez eux dans l’obscurité – rassemblait des esprits libéraux et non conformistes, attentifs au développement des sciences et des techniques. Si Érasme Darwin peut être considéré comme un libre penseur, le courant dominant dans ce milieu était plutôt celui des unitariens, ces chrétiens dissidents dont le nom rappelle que, poussés par le désir de revenir à la pureté originelle du christianisme, ils refusaient même le dogme de la Trinité.

Le père de Charles, Robert Darwin, n’a pas la culture encyclopédique d’Érasme, mais il jouit d’une grande réputation comme médecin, grâce à un pouvoir de discernement qui fait merveille dans les maux d’origine psychologique. Charles a huit ans lorsque sa mère, Susannah, de santé délicate, meurt en 1817. C’est sa sœur Caroline, de neuf ans son aînée, qui s’occupe de son éducation avant son entrée à l’école. Les études secondaires à Shrewsbury reposent avant tout sur la mémorisation et se limitent presque exclusivement au grec et au latin. Le jeune Charles ne se distingue ni par ses résultats ni par son application. En revanche, il manifeste un goût très vif pour la chasse et les collections. Ces activités qui, rétrospectivement, peuvent paraître significatives, comme les expériences de chimie auxquelles l’associe son frère aîné, passent alors aux yeux des adultes qui l’entourent comme la marque d’un incurable dilettantisme qui laisse mal augurer de son avenir.

Les années passées à l’université ne démentent pas ces sombres pressentiments. Entré à l’université d’Édimbourg en octobre 1825 pour suivre des études de médecine, Charles, rebuté par l’aridité des cours, est impressionné par la souffrance des malades au point qu’assistant à l’opération d’un enfant il s’enfuit avant la fin17. Comme à Shrewsbury, il réserve son énergie aux activités de loisir dans lesquelles l’histoire naturelle prend une place croissante : il collecte des invertébrés marins dans les flaques sur la grève et assiste aux séances de plusieurs sociétés savantes. L’été, pendant les vacances, il excursionne à pied ou à cheval dans le pays de Galles. Enfin, d’après lui, c’est à Édimbourg qu’il entend pour la première fois quelqu’un – il s’agit de Robert E. Grant – développer et soutenir les idées de Lamarck.

Prenant acte de l’inappétence de son fils pour la carrière médicale et ne voulant pas qu’il reste dans l’oisiveté, Robert Darwin l’engage à devenir pasteur. Charles hésite.