Il voit là une possibilité de s’établir à la campagne. L’exemple de Gilbert White et de son « Histoire naturelle de Selborne » atteste d’ailleurs que la charge d’une paroisse rurale est compatible avec une activité naturaliste suivie18. D’un autre côté, il craint de ne pas pouvoir admettre tous les articles de foi de l’Église anglicane. En définitive, il accepte la proposition de son père et part étudier la théologie à Cambridge. À en croire son autobiographie, il passe là trois années fertiles en beuveries et en parties de chasse, mais peu fructueuses du point de vue intellectuel. Il prend toutefois plaisir à lire les Preuves du christianisme et la Théologie naturelle de William Paley19. Ces livres, qui entendaient démontrer l’existence de Dieu et sa sagesse par la perfection de ses œuvres, et en particulier par l’adaptation des organismes à leur milieu de vie, l’intéressent par la logique de leur argumentation.

Par ailleurs, il collectionne avec passion les coléoptères et se lie d’amitié avec le professeur de botanique John Stevens Henslow, dont il fréquente la maison et qu’il suit dans ses promenades quotidiennes. Sur son conseil et par son entremise, il entre en contact avec le professeur de géologie Adam Sedgwick qu’il accompagne au pays de Galles. Henslow apprécie les qualités de Darwin au point que c’est à lui qu’il songe lorsqu’il apprend que le commandant d’un bateau de la Navy, qui s’apprête à partir pour une mission cartographique autour du monde, cherche un jeune naturaliste volontaire pour partager sa cabine…20.

b) Le voyage du Beagle et les publications de géologie et de zoologie

Le capitaine s’appelle Robert Fitz-Roy, le navire le Beagle, et ce voyage, qui va durer près de cinq ans, du 27 décembre 1831 au 2 octobre 1836, constitue d’après Darwin lui-même de loin l’événement le plus important de sa vie21. Il lit. Il collecte. Il classe. Il observe. Il correspond avec sa famille, avec des amis et avec plusieurs naturalistes. L’étudiant dissipé se transforme en travailleur acharné. Les îles du Cap-Vert, les forêts brésiliennes, les pampas, la Terre de Feu, les Galápagos, le Pacifique, autant d’étapes, autant d’exemples qu’on retrouve ensuite dans son œuvre.

À son retour, Darwin s’établit à Cambridge, où se trouvent ses collections, puis, après son mariage avec sa cousine Emma Wedgwood en 1839, à Londres où il demeure jusqu’en 1842. Malgré les premières atteintes d’une maladie chronique qui ne le quittera plus jusqu’à la fin de sa vie – troubles psychosomatiques ou maladie de Chagas contractée en Argentine, nul ne sait – ce sont des années fructueuses. Il prépare la publication de son journal de voyage, qui paraît en 183922. À côté de ce livre, appelé à un véritable succès de librairie, il s’attache par ailleurs à l’exploitation systématique de la documentation qu’il a collectée : en 1842, il publie un travail sur la structure et la distribution des récifs de corail ; en 1844, une étude sur les îles volcaniques ; en 1846, des observations géologiques sur l’Amérique du Sud. Il dirige en même temps la Zoologie du voyage du Beagle (1840-1843), dont chaque volume est confié à un spécialiste du domaine considéré.

Depuis septembre 1842, Charles s’est installé avec Emma et leurs enfants à Down, dans le Kent, où il restera jusqu’à la fin de sa vie. Là, vivant à la campagne mais à peu de distance de la capitale, libéré de tout souci financier par la fortune de sa femme, il se consacre entièrement à son œuvre. Ses publications lui valent l’estime des géologues et en particulier celle de Lyell. Désireux d’assurer sa réputation en zoologie, il entreprend, en 1846, une monographie sur un groupe d’invertébrés, les Cirripèdes. À l’état adulte, ces crustacés marins se fixent sur un support, inerte ou vivant, soit directement, dans le cas des Balanes, soit par un pédoncule, dans le cas des Anatifes. Darwin leur consacre deux gros volumes qui lui coûtent huit années de travail et qui paraissent le premier en 1851 et le second en 1854.

Ainsi, de 1837 à 1854, Darwin apparaît comme un naturaliste, descripteur exact et minutieux. C’est l’image qu’on trouve par exemple chez Michelet en 1857 dans L’Insecte. Voulant faire œuvre de vulgarisateur, l’historien décrit la construction des récifs de corail, et ajoute en note :

Sur le monde vivant, sur les procédés qu’il suit encore aujourd’hui pour se créer de petits mondes, sur ces humbles constructeurs qui font de si grandes choses, nous devons tout aux navigateurs anglais, aux Nelson, aux Darwin, etc. Ce sont ces observateurs minutieux et très exacts, timides ordinairement dans leurs assertions, qui ont été les plus hardis, ayant vu le mystère même, et pris la nature sur le fait. Lire Darwin (résumé avec génie par Lyell) pour cette prodigieuse manufacture de craie, disputée alternativement par les poissons et les polypes, qui en construisent des îles et bientôt des continents23.

Cependant, dans le secret de son cabinet et de sa correspondance, cet observateur minutieux formule quelques assertions qui n’ont rien de timide

c) L’abandon du fixisme

En 1837, Darwin ouvre un carnet de notes dans lequel il entreprend d’inscrire tous les faits pouvant se rapporter à la transformation des espèces. Il commence dès lors à dépouiller une abondante littérature sur la sélection pratiquée par les éleveurs et les horticulteurs.