En octobre 1838, l’année suivante, la lecture de l’Essai de Malthus sur la population lui apporte un élément de réflexion qu’il considère comme décisif24. En 1842, il rédige une esquisse d’une trentaine de pages dans laquelle il construit une théorie de l’origine des espèces par la sélection naturelle. Deux ans plus tard, en 1844, il développe cette théorie dans un second manuscrit de plus de 200 pages. Il hésite cependant à publier prématurément sur ce sujet. Dans une lettre souvent citée adressée à son ami le botaniste Joseph Hooker le 11 janvier 1844, il accompagne l’expression de sa conviction que les espèces ne sont pas immuables de cette boutade révélatrice : « c’est comme si j’avouais un meurtre25 ».

Cette même année 1844 paraît un ouvrage anonyme, Les Vestiges de la Création 26. L’auteur, Robert Chambers, est un journaliste intéressé par l’histoire naturelle. Son livre développe une vision évolutionniste de l’histoire du monde vivant mais il n’apporte aucun fait nouveau et ne repose que sur une information de seconde main. Il déchaîne contre lui non seulement les réactions des milieux religieux attachés au sens littéral de la Bible, mais aussi celles des scientifiques qui lui reprochent son caractère purement spéculatif et relèvent diverses inexactitudes.

Cet épisode ne peut qu’inciter Darwin à la prudence, d’autant qu’il estime n’avoir pas résolu encore tous les problèmes posés par sa théorie. Enfin, en 1856, cédant aux instances de Lyell, il entreprend la rédaction d’un grand voyage sur les espèces. Il est à mi-parcours de sa rédaction lorsqu’il reçoit le 18 juin 1858, envoyée de l’archipel des Moluques, une lettre écrite par Alfred Russel Wallace, un naturaliste voyageur alors peu connu, qui s’emploie à collecter des spécimens en Asie du Sud-Est après avoir voyagé quelques années auparavant en Amazonie. La lettre est accompagnée d’un court essai dont Wallace demande s’il mérite d’être publié. Or dans cet essai Darwin retrouve, exprimées autrement, les idées essentielles de sa théorie. Les deux hommes ont déjà échangé quelques lettres, mais suffisamment évasives pour que soit exclue toute idée de plagiat. Darwin est effondré, ne voulant pas se montrer déloyal avec son jeune collègue, il voit lui échapper la priorité d’une théorie qui lui a coûté vingt ans de recherches. Aussitôt, il écrit à Lyell et à Hooker. Ceux-ci, qui connaissent bien le travail de Darwin, lui proposent une solution à laquelle il acquiesce après quelques hésitations. Ils organisent une séance spéciale de la Société linnéenne de Londres, le 1er juillet 1858. Là, ils présentent, d’une part, un extrait du manuscrit rédigé par Darwin en 1844, ainsi qu’une lettre qu’il avait adressée en 1857 au botaniste américain Asa Gray, d’autre part l’essai envoyé par Wallace et intitulé Sur la tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du type primitif 27.

Wallace se montrera satisfait de cette solution et rien n’affectera l’estime réciproque des deux hommes malgré quelques désaccords sur le concept de sélection et malgré surtout la différence de sensibilité politique. Wallace, d’origine sociale plus modeste que Darwin, attend de son activité intellectuelle qu’elle lui donne les moyens de vivre. Par ailleurs, son anticonformisme l’entraîne à se rapprocher de courants d’idées – du spiritisme au végétarisme – et à sympathiser avec des mouvements sociaux – féminisme, socialisme – bien éloignés, les uns comme les autres, de l’univers mental de Darwin.

La querelle de priorité, ou l’injustice, ayant été évitées, Darwin, pressé là encore par ses amis, entreprend de condenser en un volume son grand manuscrit inachevé sur les espèces. C’est ce livre qui paraît en novembre 1859 sous le titre On the Origin of Species by Means of Natural Selection 28.

Le succès de librairie est immédiat et les réactions fort vives. L’hostilité chez certains scientifiques et surtout dans les milieux religieux est bien connue. On a souvent rapporté la passe d’armes entre Wilberforce, l’évêque anglican d’Oxford, et le zoologiste Thomas Huxley, le champion de Darwin – ou, comme il le disait lui-même, son « bull-dog » –, à la réunion annuelle de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, en juin 1860, moins d’un an après la sortie du livre. Wilberforce demandant à Huxley s’il descend du singe par son grand-père ou par sa grand-mère, Huxley lui rétorque en substance qu’il rougirait plutôt d’avoir un ancêtre comme l’évêque qui se mêle de problèmes qu’il ne connaît pas dans le seul but de les embrouiller29. Cependant d’autres critiques, surtout en France, viennent de milieux non religieux, et inversement certains chrétiens, comme le botaniste Asa Gray, se refusent à opposer création et évolution. Darwin, qui semble être passé au cours de sa vie du protestantisme libéral au déisme puis à l’agnosticisme, est affecté par ces polémiques pour des raisons essentiellement familiales. Plus déterminantes sont pour lui les critiques scientifiques, en particulier celles portant sur le problème de la variation30. Elles l’amèneront à modifier constamment, au fil des six éditions successives, L’Origine des espèces, au point d’en obscurcir parfois le propos.

d) La suite de l’œuvre

La publication de L’Origine des espèces est le point culminant de la carrière de Darwin, elle n’en est pas l’aboutissement.

Dès les mois suivants il commence à rassembler ses notes sur La Variation des plantes et des animaux domestiques. Le livre ne sort qu’en 1868. Avant cela est paru, en 1862, une étude sur La Fécondation des orchidées.