Darwin consacrera plusieurs autres ouvrages à la biologie végétale : Les Plantes insectivores (1875), Les Effets de la fécondation croisée et de la fécondation directe dans le règne végétal (1876), Les Différentes Formes de fleurs dans les plantes de la même espèce (1877), La Faculté motrice dans les plantes (1880)31.
À côté de ces travaux sur les plantes, Darwin se préoccupe aussi d’appliquer ses conceptions à l’espèce humaine. À peine évoquée dans le dernier chapitre de L’Origine des espèces, la filiation entre l’homme et des formes antérieures de vie animale se déduisait logiquement de la théorie, ce que ne manquèrent pas de faire adversaires et partisans. Pour dissiper toute ambiguïté sur ce point, et en même temps pour développer ses idées sur le rôle que joue le choix du partenaire dans le développement des caractères sexuels secondaires, Darwin rédige La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1871)32. Y sont abordés la parenté entre l’homme et les autres mammifères – en particulier les singes – ainsi que les rapports entre les différents groupes humains, leur unité d’origine et leur hiérarchie supposée. Ce sont des thèmes qu’on retrouve l’année suivante dans l’ouvrage qu’il consacre à ce que nous appellerions aujourd’hui la communication non verbale : L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872)33.
Ainsi se mêlent les vues sur l’homme – souvent audacieuses, parfois lourdement engluées dans les idéologies inégalitaires – et les expérimentations ingénieuses sur la physiologie végétale. Jusqu’à ce dernier texte sur Le Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale (1881), qui semble comme le pendant agreste de l’étude sur les récifs de corail par laquelle il s’était fait connaître du monde savant.
III. Querelles et controverses
L’œuvre de Darwin se clôt comme elle s’était ouverte quarante ans plus tôt : la patience de l’observation naturaliste qui construit une théorie explicative mime et dévoile la lente genèse de l’inerte monumental – sol ou récif – par le vivant imperceptible – ver ou polype. Lire L’Origine des espèces à cette lumière, en oubliant un instant le fracas des controverses, évite bien des malentendus mais n’en épuise pas le sens et ne résout pas tous les problèmes. Le bruit et la fureur ne se laissent pas si facilement oublier. À son corps défendant peut-être, ou plus sciemment qu’il le laisse entendre, qu’importe, Darwin instaure un changement dans la pensée dont l’impact dépasse largement le seul champ de l’histoire naturelle. Par sa portée, ce changement a pu être comparé, d’une part, à la révolution héliocentrique, liée aux noms de Copernic et de Galilée, et, d’autre part, à la mise en scène de l’inconscient par la psychanalyse. Le rapprochement est fait par Freud lui-même en termes explicites et qui, si nous les acceptons, peuvent nous inviter à voir dans la persistance de certaines réactions hostiles au darwinisme le symptôme d’un anthropocentrisme latent34. Mais l’explication est peut-être trop facile et ne peut dispenser de présenter quelques-unes de ces réactions.
a) Une fausse querelle : création ou évolution
Certains croyants, longtemps majoritaires dans leurs Églises, sont attachés à une interprétation littérale des textes bibliques sur la création du monde. Sous sa forme extrême, longtemps dominante et qu’on rencontre encore aujourd’hui, cette interprétation exige que toutes les espèces aient été créées par Dieu, en une semaine, il y a environ 6 000 ans et sous l’aspect que nous leur connaissons aujourd’hui. Sous ses formes modérées, « concordistes », cette attitude admet que les « jours » soient en fait des « ères » et tolère une marge de transformation adaptative à condition de laisser l’homme à l’écart.
Dans les mêmes Églises, d’autres penseurs, certains par opportunisme et d’autres par conviction, ont d’emblée mis en garde leurs hiérarchies contre les dangers de nouvelles affaires Galilée. Le nom de Teilhard de Chardin est devenu, aux yeux du grand public cultivé, le symbole d’une réconciliation entre création et évolution, mais lui-même a été précédé dans cette voie. Ainsi la participation en 1909 de l’Université catholique de Louvain aux fêtes du centenaire de Darwin ayant ému certains catholiques, le chanoine Henri de Dorlodot, géologue et théologien, s’emploie à démontrer « que l’on ne peut trouver dans l’Écriture sainte, interprétée d’après les règles catholiques, aucun argument contre la théorie de l’évolution naturelle, même absolue35 ». Contre ceux qui prétendent tirer de la Genèse une description chronologique, il relève la contradiction qui surgit alors entre les deux récits de la Création. Dans le premier, l’homme et la femme sont créés ensemble le sixième jour, après les plantes et les animaux. Dans le second, Adam est modelé en argile, avant les animaux et les plantes et avant sa compagne Ève. Pour expliquer comment la vérité du texte biblique n’est pas contradictoire pour lui avec son caractère allégorique, il n’hésite pas à employer une comparaison qui a dû surprendre certains de ses lecteurs :
[…] peut-on mieux peindre l’œuvre de la civilisation des barbares conquérants par l’Église des Gaules, que ne le fait la chanson du Bon Roi Dagobert ? Le premier couplet dessine d’un trait de maître la situation. Les barbares, quoique convertis – et depuis longtemps – au christianisme, n’étaient encore capables de rien de bon quand on les abandonnait à eux-mêmes. Ce n’est qu’en se soumettant aux leçons et aux réprimandes de l’Église gallo-romaine qu’ils ont fini par se comporter en gens civilisés ; et cela petit à petit, comme le fait sentir la multiplicité des couplets […] la chanson du Bon Roi Dagobert est de l’histoire figurée et populaire : aussi les invraisemblances et les anachronismes n’y ont rien de déplacé36.
L’analyse du chanoine belge a sans doute influencé Teilhard de Chardin qui le cite, en juin 1921, dans un article de la revue Études sur « la question du transformisme ». Elle a également été remarquée par le frère Marie-Victorin, botaniste et promoteur de la culture scientifique au Québec37. Le contraste est saisissant avec les positions longtemps incertaines ou contradictoires de la hiérarchie catholique, et plus encore avec la persistance du fondamentalisme protestant dans le sud des États-Unis. On sait que ce courant religieux, longtemps connu à travers le procès intenté en 1925 à un jeune enseignant du Tennessee coupable d’avoir enseigné l’évolution à ses élèves, se manifeste aujourd’hui en réclamant qu’on introduise le « créationnisme » comme une théorie scientifique dans les cours de sciences naturelles, et de manière plus générale par la théorie de l’Intelligent Design.
b) Débats philosophiques et controverses scientifiques
À ce sectarisme de certains milieux religieux a répondu chez nombre de scientifiques une posture défensive qu’on pourrait résumer par les trois propositions suivantes :
1° l’évolution est un fait,
2° la théorie darwinienne est la seule théorie capable d’expliquer ce fait,
3° ce fait et cette théorie apportent une caution scientifique à la vision matérialiste de l’univers.
On a souvent présenté ces trois propositions comme indissociables. C’est une idée qui a été d’autant mieux reçue qu’elle a pu s’appuyer sur l’autorité scientifique d’auteurs comme Jacques Monod38. Cependant, le lien entre les trois thèses mérite réflexion.
La troisième thèse est tout simplement le retournement de l’argument du dessein ou, comme le disent les Anglais, du « Design ». Cet argument, cher à la théologie naturelle, revient à dire que l’agencement des organismes est tellement complexe et tellement réussi qu’il est impossible qu’il n’ait pas été conçu par une intelligence créatrice. Si l’on admet la théorie darwinienne, cet argument tombe de lui-même et il est assuré que Darwin qui connaissait bien la théologie naturelle a voulu rendre compte, scientifiquement et non plus religieusement, des faits d’adaptation. De là à voir dans le mécanisme aléatoire de la variation et de la sélection, dans le « bricolage » de l’évolution, une démonstration du matérialisme, il n’y a qu’un pas, mais il n’est pas évident qu’il soit légitime de le franchir.
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