Comme le savent les logiciens, réfuter la prémisse sur laquelle s’appuie une thèse n’est pas équivalent à démontrer la thèse contraire. Vouloir tirer une métaphysique de la théorie darwinienne – comme vouloir en tirer une politique, ce qui est encore plus courant et plus lourd de conséquences – c’est oublier que précisément la nature que nous montre Darwin est une nature muette : elle ne raconte plus à l’homme la gloire de Dieu, mais elle ne peut pas non plus lui enseigner la soumission à l’ordre établi, pas plus que le courage de se révolter, elle ne peut pas même lui dire si le ciel est vide ou s’il reste sourd à sa désespérance. La théorie darwinienne a profondément marqué nos modes de pensée mais elle ne peut nous tenir lieu de philosophie.

Le lien entre les deux premières thèses, le fait de l’évolution et la valeur de la théorie darwinienne, pose un autre genre de problème. Il s’agit de savoir s’il y a place pour des théories scientifiques non darwiniennes qui admettent l’évolution comme un fait tout en différant de Darwin en ce qui concerne son mécanisme.

À cet égard, l’histoire des sciences ne peut se substituer à la science elle-même mais elle peut apporter plusieurs éléments de réponse.

Tout d’abord l’importance de l’œuvre de Lamarck montre qu’une théorie de la transformation des espèces a pu exister avant 1859. Darwin récuse certes toute parenté avec son prédécesseur, mais ses déclarations à cet égard ne sont pas totalement convaincantes. Quelles qu’eussent pu être ses hésitations et ses limites, la théorie de Lamarck se proposait de transformer la classification des êtres vivants en généalogie, et cette tentative a introduit en biologie et en géologie ce que nous appelons aujourd’hui l’idée d’évolution.

Peut-on soutenir cependant qu’après la publication de L’Origine des espèces il n’y a plus désormais place pour d’autres théories scientifiques de l’évolution ? Là encore la périodisation la plus élémentaire permet de répondre négativement.

Dans la lettre même où il exprime à Darwin son approbation enthousiaste, Thomas Huxley formule deux objections appelées à un grand avenir : premièrement, écrit-il, « vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile, en admettant sans réserve que Natura non facit saltum », deuxièmement, ajoute-t-il, « si l’action prolongée des facteurs physiques a aussi peu d’effet que vous le supposez, on ne voit pas comment les variations se produisent39 ». En d’autres termes, pourquoi ne devrait-on admettre que de petites modifications graduelles presque insensibles, dont la seule accumulation est censée expliquer toutes les transformations, et comment expliquer la variabilité si elle n’est pas le produit de facteurs extérieurs ?

On le voit, d’emblée, même les plus farouches partisans du darwinisme se sont posé ce type de questions.

c) La postérité du darwinisme

La première période va de 1859 à 1900. La plupart des scientifiques se rallient à l’idée d’évolution ou, comme préfèrent le dire certains, de « transformisme ». Le parallélisme ébauché par Darwin entre le développement de l’embryon et l’évolution de l’espèce est repris et vulgarisé par plusieurs auteurs. Le darwinisme est intégré – au prix de quelques réinterprétations – dans une philosophie évolutionniste qui doit sans doute plus à Spencer qu’à Darwin lui-même, quand il n’est pas tout simplement transféré au domaine politique sous la forme du darwinisme social. Paradoxalement, cette popularité de la doctrine cache une grande perplexité des scientifiques eux-mêmes. Tout d’abord l’âge que certains physiciens, comme lord Kelvin, donnent alors à la Terre – 40 millions d’années, cent fois moins que le chiffre admis aujourd’hui – ne laisse guère de temps pour une évolution lente. D’autre part, la théorie de l’hérédité par mélange à laquelle adhère Darwin ne permet pas de comprendre comment peut se maintenir un taux de variation suffisant pour assurer la descendance avec modification. Les biologistes se partagent sur la transmission des caractères acquis. En la refusant Weismann durcit la théorie darwinienne. À l’inverse, Haeckel ou les néo-lamarckiens français considèrent que la variation est directement soumise à l’action du milieu et constitue de ce fait le facteur essentiel de l’évolution, la sélection ne jouant qu’un rôle secondaire de validation a posteriori 40.

La deuxième période, qui correspond au premier tiers du XX e siècle, est marquée par l’émergence de la génétique classique. Les lois de l’hérédité, formulées en 1865 par Mendel, à propos de l’hybridation végétale sont redécouvertes en 1900 par Hugo De Vries, Carl Correns et Erich von Tschermak41. Elles semblent apporter la preuve que l’hérédité ne peut concerner que des caractères discrets, discontinus, et que par conséquent la conception darwinienne, essentiellement continuiste, ne peut rendre compte de l’évolution. Ainsi cette période a pu être considérée plus tard comme l’éclipse du darwinisme, une éclipse dont il faut cependant noter qu’elle n’aboutit pas à refuser l’idée transformiste.

La troisième période, des années 1930 aux années 1960, est celle du triomphe posthume de Darwin. Une « théorie synthétique de l’évolution », souvent qualifiée de néo-darwinisme, se constitue par la rencontre de naturalistes, de généticiens, de paléontologues, de mathématiciens… Comme le dira plus tard l’un de ses critiques, « elle consiste essentiellement en deux choses : une théorie du changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects de l’évolution y compris la macroévolution42 ». Rien ne résume mieux l’esprit de cette théorie que l’exemple de la Phalène du Bouleau (Biston betularia), qu’on retrouve dans tous les manuels, les ouvrages de vulgarisation, les expositions. Ce papillon, dont les ailes claires se confondent avec le tronc du bouleau, comprend aussi une forme sombre. Cette forme a longtemps été rare dans la campagne anglaise car les individus sombres étaient immédiatement repérés par les prédateurs. Avec l’industrialisation les supports se sont noircis et la forme sombre s’est trouvée avantagée. Mais la proportion peut se modifier à nouveau si la pollution régresse… On a ici un véritable cas d’école qui montre la sélection naturelle – dont l’agent est ici l’oiseau prédateur – provoquant une modification de l’espèce. Peut-on considérer que tous les changements évolutifs, y compris ceux qui concernent l’apparition de groupes entiers, de nouveaux plans d’organisation, se sont faits sur la base de tels changements ? C’est sur ce point, et non sur la réalité des changements eux-mêmes, que la théorie synthétique, ou néo-darwinienne, s’est trouvée mise en cause depuis le début des années 1970.

La quatrième période commence avec les années 1970 et nous y sommes encore. Elle a vu la théorie synthétique contestée : du côté de la biologie moléculaire, du côté de la paléontologie et même du côté de la systématique.

Jusqu’à la fin des années 1960, les développements spectaculaires de la biologie moléculaire ont permis d’étendre le champ du modèle darwinien et ont semblé conforter la théorie synthétique. Dans un deuxième temps ils ont entraîné un certain nombre de révisions et favorisé l’apparition d’hypothèses concurrentes. Parmi elles, la théorie neutraliste a été proposée par un généticien japonais, Kimura43, en 1968. Elle affirme que « les formes mutantes qui participent à l’évolution moléculaire de chaque gène sont à peu près équivalentes du point de vue sélectif, c’est-à-dire qu’elles font aussi bien le travail en termes de survie et de reproduction de l’individu44 ».