Il y a de ces secrets que
les âmes jeunes entendent si bien ! Adélaïde devinait les
pensées d’Hippolyte. Sans vouloir avouer ses torts, le peintre les
reconnaissait, il revenait à sa maîtresse plus aimant, plus
affectueux, en essayant ainsi d’acheter un pardon tacite. Adélaïde
savourait des joies si parfaites, si douces qu’elles ne lui
semblaient pas trop payées par tout le malheur qui avait si
cruellement froissé son âme. L’accord si vrai de leurs cœurs, cette
entente pleine de magie, fut néanmoins troublée par un mot de la
baronne de Rouville.
– Faisons-nous notre petite partie ? dit-elle, car mon
vieux Kergarouët me tient rigueur.
Cette phrase réveilla toutes les craintes du jeune peintre, qui
rougit en regardant la mère d’Adélaïde ; mais il ne vit sur ce
visage que l’expression d’une bonhomie sans fausseté : nulle
arrière-pensée n’en détruisait le charme, la finesse n’en était
point perfide, la malice en semblait douce, et nul remords n’en
altérait le calme. Il se mit alors à la table de jeu. Adélaïde
voulut partager le sort du peintre, en prétendant qu’il ne
connaissait pas le piquet, et avait besoin d’un partner. Madame de
Rouville et sa fille se firent, pendant la partie, des signes
d’intelligence qui inquiétèrent d’autant plus Hippolyte qu’il
gagnait ; mais à la fin, un dernier coup rendit les deux
amants débiteurs de la baronne. En voulant chercher de la monnaie
dans son gousset, le peintre retira ses mains de dessus la table,
et vit alors devant lui une bourse qu’Adélaïde y avait glissée sans
qu’il s’en aperçût ; la pauvre enfant tenait l’ancienne, et
s’occupait par contenance à y chercher de l’argent pour payer sa
mère. Tout le sang d’Hippolyte afflua si vivement à son cœur qu’il
faillit perdre connaissance. La bourse neuve substituée à la
sienne, et qui contenait ses quinze louis, était brodée en perles
d’or. Les coulants, les glands, tout attestait le bon goût
d’Adélaïde, qui sans doute avait épuisé son pécule aux ornements de
ce charmant ouvrage. Il était impossible de dire avec plus de
finesse que le don du peintre ne pouvait être récompensé que par un
témoignage de tendresse. Quand Hippolyte, accablé de bonheur,
tourna les yeux sur Adélaïde et sur la baronne, il les vit
tremblantes de plaisir et heureuses de cette aimable supercherie.
Il se trouva petit, mesquin, niais, il aurait voulu pouvoir se
punir, se déchirer le cœur. Quelques larmes lui vinrent aux yeux,
il se leva par un mouvement irrésistible, prit Adélaïde dans ses
bras, la serra contre son cœur, lui ravit un baiser ; puis,
avec une bonne foi d’artiste : – Je vous la demande pour
femme, s’écria-t-il en regardant la baronne.
Adélaïde jetait sur le peintre des yeux à demi courroucés, et
madame de Rouville un peu étonnée cherchait une réponse, quand
cette scène fut interrompue par le bruit de la sonnette. Le vieux
vice-amiral apparut suivi de son ombre et de madame Schinner. Après
avoir deviné la cause des chagrins que son fils essayait vainement
de lui cacher, la mère d’Hippolyte avait pris des renseignements
auprès de quelques-uns de ses amis sur Adélaïde. Justement alarmée
des calomnies qui pesaient sur cette jeune fille à l’insu du comte
de Kergarouët dont le nom lui fut dit par la portière, elle avait
été les conter au vice-amiral, qui dans sa colère « voulait
aller, disait-il, couper les oreilles à ces bélîtres. » Animé
par son courroux, il avait appris à madame Schinner le secret des
pertes volontaires qu’il faisait au jeu, puisque la fierté de la
baronne ne lui laissait que cet ingénieux moyen de la secourir.
Lorsque madame Schinner eut salué madame de Rouville, celle-ci
regarda le comte de Kergarouët, le chevalier du Halga, l’ancien ami
de la feue comtesse de Kergarouët, Hippolyte, Adélaïde, et dit avec
la grâce du cœur : – Il paraît que nous sommes en famille ce
soir.
Paris, mai 1832.
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