Certains le tiennent pour un être quasi surnaturel, parce qu’il a souvent engagé la lutte contre des caravanes entières avec quelques hommes seulement, et qu’il est toujours sorti vainqueur de ces audacieux coups de main. C’est de là, du reste, que lui vient ce nom de Mebrouk (l’heureux), sous lequel on le désigne communément ; car de son vrai nom et de sa patrie même, nul ne sait rien. D’autres pensent tout simplement que c’est un brave cheick que des révolutions, des malheurs domestiques, des crimes peut-être ont chassé de son pays et relégué dans ces contrées ; mais ce qui est sûr au fond, c’est que ce personnage est un abominable brigand et un voleur fieffé. »

Sélim Baruch ouvrait la bouche pour répondre lorsqu’il fut devancé par l’un des marchands nommé Lezah. « Il faut pourtant reconnaître, dit celui-ci, que, tout voleur qu’il est, Mebrouk a beaucoup de noblesse dans les sentiments. La conduite qu’il a tenue jadis avec mon frère en est la marque, comme je pourrai vous le raconter dans un moment plus opportun. Mais toujours est-il qu’il n’agit point à la façon des voleurs ordinaires, qui rançonnent et dépouillent sans merci les voyageurs. Il se contente, assure-t-on, de prélever un tribut sur les caravanes qu’il rencontre, et quiconque s’est une fois acquitté de ce péage peut poursuivre sa route sans crainte ; car Mebrouk est véritablement, ainsi qu’il aime à s’intituler lui-même, Roi du Désert, et nulle autre troupe que la sienne n’oserait battre le pays lorsqu’on le sait aux alentours. »

Tandis que les marchands conversaient ainsi, l’inquiétude des gardes allait toujours croissant. Depuis une demi-heure environ, une troupe assez nombreuse de cavaliers armés était en vue, et elle paraissait se diriger précisément sur le campement de la caravane.

L’une des sentinelles entra dans la tente pour donner avis que l’on allait vraisemblablement être attaqué. On tint conseil alors sur ce qu’il y avait à faire. Devait-on aller au-devant du combat, ou valait-il mieux l’attendre ? Achmet et les deux vieux marchands étaient pour le dernier parti, mais le bouillant Muley, ainsi que Lezah, appuyaient le premier et sollicitaient l’étranger de se ranger à leur opinion. Celui-ci tira silencieusement de sa ceinture un foulard bleu semé d’étoiles rouges, et l’ayant noué à la pointe d’une lance, il ordonna à un esclave de d’aller porter au sommet de la tente. Cela fait, il jura sur sa tête que les cavaliers passeraient devant eux sans les inquiéter.

Les marchands étaient cependant peu rassurés et se tenaient tous le sabre au poing, en suivant de l’œil la marche des cavaliers. Ceux-ci s’étaient arrêtés à la vue du pavillon mystérieux qui venait d’être arboré au-dessus de la tente. Ils parurent se consulter quelques secondes, puis, tournant bride subitement, ils disparurent au triple galop dans les profondeurs du désert.

Stupéfaits de ce résultat si prompt et si inattendu, les voyageurs regardaient tantôt les cavaliers et tantôt l’étranger. Celui-ci, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire, promenait indifféremment ses regards sur la plaine. À la fin, Muley rompit le silence. « Qui donc es-tu, puissant étranger, s’écria-t-il, pour disperser ainsi avec un simple signe les hordes du désert ?

– Ne vous abusez pas sur l’étendue de mon pouvoir, répondit en souriant Sélim Baruch ; je me suis simplement servi d’un signal que le hasard m’a fait découvrir pendant ma captivité. Ce qu’il signifie, je l’ignore ; je sais seulement que son usage peut être d’un puissant secours dans la traversée du désert. »

Les marchands remercièrent avec effusion l’étranger en le nommant leur sauveur ; et, en effet, d’après le nombre des cavaliers qu’ils avaient aperçus, il était évident qu’il leur eût été impossible d’opposer une longue résistance. Délivrés de cette crainte, ils se reposèrent avec un cœur plus léger et ne levèrent leur camp qu’après l’apparition des premières étoiles.

Le lendemain, il ne leur restait plus qu’une ou deux journées de marche pour atteindre aux limites du désert, et l’on pouvait se croire désormais à l’abri de tout danger.

« Puisque nous n’avons plus rien à redouter des voleurs, dit Lezah lorsque tous les marchands furent rassemblés, parlons donc tout à notre aise et sans crainte de ce mystérieux et terrible Mebrouk, sur lequel on fait tant de contes. Je vous disais hier que c’était un homme d’un noble caractère : permettez-moi de vous en donner une preuve en vous racontant aujourd’hui la singulière histoire de sa rencontre avec mon frère. Je serai forcé seulement, pour plus de clarté, de reprendre les événements d’un peu plus haut. »

 

Mon père était cadi dans la ville d’Acara. Il avait trois enfants ; j’étais l’aîné et j’avais un frère et une sœur beaucoup plus jeunes que moi. Lorsque j’eus atteint mes vingt ans, un frère de mon père, qui s’était établi en pays étranger, m’appela auprès de lui et m’institua l’héritier de tous ses biens, à condition que je demeurerais dans sa maison jusqu’à sa mort. Mon oncle était d’un âge avancé, et, avant que deux années se fussent écoulées, je reprenais le chemin de ma patrie. Mais pendant mon absence un coup terrible avait atteint notre maison, et je me hâtais d’autant plus d’arriver auprès de mon père, que j’ignorais encore par quel miracle de la bonté d’Allah notre malheur avait été réparé.

C’est l’histoire de cet événement que je veux vous retracer avec ses péripéties innombrables ; l’une des plus étranges, à coup sûr, fut la rencontre de Mebrouk et de mon frère.

 

Mon frère Mustapha et ma sœur Fatmé étaient à peu près du même âge ; il y avait à peine entre eux deux années de différence. Ils s’aimaient vivement l’un l’autre, et tous deux adoraient notre père et rivalisaient de soins et de tendresse pour l’aider à supporter le fardeau de son âge, rendu plus lourd encore par une santé maladive.

Quand vint le seizième anniversaire de la naissance de Fatmé, mon frère voulut à cette occasion lui ménager une petite fête. Ayant donc invité toutes ses jeunes compagnes, il les réunit dans le jardin de notre père et leur y fit servir une abondante et délicate collation, à la suite de laquelle il leur proposa une promenade en mer. Les jeunes filles accueillirent cette idée avec empressement, et la promenade leur causa tant de plaisir, qu’elles-mêmes excitèrent mon frère à s’avancer plus au large qu’il ne l’avait résolu.

Non loin de la ville, il existe un promontoire au delà duquel la vue, n’étant plus bornée par les découpures de la côte, s’étend vaste et libre, en même temps que de ce point la ville apparaît dans toute sa beauté avec ses maisons blanches disposées en amphithéâtre et qui semblent grimper les unes sur les autres, comme de jeunes curieuses qui se haussent sur la pointe des pieds afin de voir par-dessus les épaules de leurs compagnes. Ma sœur se fit l’interprète de ses jeunes amies et demanda à Mustapha de les conduire au moins jusque-là, afin qu’elles pussent admirer le soleil se couchant dans les flots. Mon frère hésitait : depuis quelques jours un corsaire s’était montré dans ces parages, ce qui lui inspirait de légitimes inquiétudes ; mais les jeunes folles insistèrent tellement, qu’il finit par céder à leur désir.

La pointe du promontoire venait à peine d’être dépassée, lorsque mon frère aperçut, à une faible distance, une embarcation de forme étroite et longue, dans laquelle se trouvaient des hommes armés.