N’augurant rien de bon de cette rencontre, il ordonna aussitôt à ses rameurs de virer de bord et de gagner la terre au plus vite ; mais déjà la barque suspecte s’était élancée dans la même direction, et pourvue d’un plus grand nombre de rameurs, elle filait beaucoup plus rapidement, en ayant soin d’ailleurs de se maintenir toujours entre la terre et l’embarcation à laquelle elle donnait la chasse.

Cette manœuvre obstinée ne permettait plus de conserver le moindre doute : c’était un corsaire !

Lorsque les jeunes filles reconnurent le danger qui les menaçait, elles se dressèrent effrayées sur leurs bancs en poussant des cris de détresse. En vain Mustapha cherchait à les rassurer ; en vain il les suppliait de demeurer calmes, parce qu’en s’agitant ainsi elles entravaient la manœuvre : ses exhortations ne servaient de rien, et le corsaire avançait toujours. Quelques brasses encore, et les deux embarcations allaient se toucher ; déjà les grappins étaient levés, tout prêts à saisir leur proie avec leurs ongles de fer ; mais à ce moment les jeunes filles éperdues de terreur se jetèrent toutes à la fois d’un même côté du canot et le firent chavirer.

Cependant, depuis le rivage, on avait remarqué ce qui se passait ; et, comme depuis quelque temps on appréhendait la présence d’un corsaire dans les environs, la manœuvre de l’embarcation étrangère ayant éveillé les soupçons, plusieurs barques accouraient au secours des imprudents. Elles arrivèrent juste à temps pour recueillir les naufragés, mais non tous, hélas ! et, lorsqu’on put se reconnaître et se compter, ma pauvre sœur manquait ainsi qu’une de ses compagnes.

Dans la confusion produite par le renversement du canot, et grâce à la nuit qui commençait à venir, le corsaire s’était échappé.

Tout à coup on remarqua parmi les nôtres un individu que personne ne connaissait. Sur les menaces de Mustapha, éperdu de douleur et de colère, cet homme avoua qu’il appartenait à l’embarcation ennemie, qu’il était tombé à la mer au moment de l’abordage, et que dans leur précipitation à s’enfuir ses compagnons l’avaient abandonné. Il ajouta enfin que ceux-ci avaient réussi à s’emparer de deux jeunes filles, qu’ils avaient entraînées dans leur embarcation.

À la nouvelle de ce désastre aussi terrible qu’inattendu, la douleur de mon vieux père fut immense. Quant à celle de mon pauvre frère, je dois renoncer à vous la dépeindre : elle toucha presque à la folie. Ce n’était pas assez d’avoir perdu sa sœur adorée, il fallait encore qu’il eût à se reprocher d’être la cause de son malheur ! Et pour surcroît d’amertume, cette amie de Fatmé qui partageait son triste sort, mon frère l’aimait depuis son enfance ! elle était sa fiancée, et leur mariage devait être célébré aussitôt que Mustapha aurait atteint sa vingtième année !

Mon père était un homme d’un caractère sévère et même rigide. Lorsqu’il fut parvenu à dompter le premier emportement de sa douleur, il appela Mustapha et lui dit : « Ton imprudence m’a dérobé la consolation de ma vieillesse et la joie de mes yeux. Va-t’en ! je te bannis à toujours de ma présence ; je te maudis, toi et ceux qui naîtront de toi. Va ! et que ta tête demeure éternellement courbée sous la malédiction de ton père, si tu ne parviens pas à ramener Fatmé entre mes bras. »

Mon malheureux frère n’avait pas besoin de cet ordre ; dès le premier moment, il s’était dit qu’il n’avait plus qu’un devoir : retrouver sa sœur et son amie, dût-il, pour accomplir son entreprise, affronter mille morts. Il eût voulu seulement emporter avec lui comme un gage de succès, comme une consécration divine, la bénédiction de son père ; et loin de là, c’était sous le poids de l’anathème qu’il devait quitter l’auteur de ses jours, et courir le monde à la recherche de sa sœur chérie. Ce dernier coup du sort lui fut le plus cruel ; mais, si tout d’abord il s’était senti écrasé sous ce comble d’infortune imméritée, il finit par puiser dans l’horreur même de sa situation une énergie sauvage et surhumaine. Désormais il était prêt à tout.

Mustapha prit congé en pleurant des parents de Zoraïde (ainsi se nommait la fiancée qui lui avait été ravie), et il se mit aussitôt en route pour Balsora, où, d’après le dire du corsaire prisonnier, ses compagnons avaient coutume de se rendre pour s’y défaire de leurs prises.

On ne trouve pas facilement dans notre petite ville de navires pour Balsora. Mon frère avait donc dû prendre la route de terre, et il fallait qu’il marchât à journées pressées pour atteindre cette ville à peu près en même temps que le corsaire. Monté d’ailleurs sur un bon cheval et n’étant chargé d’aucun bagage, il avait l’espoir d’y arriver avant la fin du sixième jour ; mais sur le soir du quatrième, comme il se trouvait seul sur la route, trois cavaliers, le sabre au poing, fondirent sur lui si subitement qu’il n’eut même pas le temps de se mettre en défense. Pensant que c’étaient des voleurs et qu’ils en voulaient à son argent et à son cheval plus qu’à sa vie, mon frère leur cria qu’il consentait à leur abandonner tout ce qu’il possédait ; mais eux, sans mot dire, descendirent de leurs montures, et, après avoir lié les pieds de mon frère par-dessous le ventre de son cheval, ils l’entraînèrent rapidement sans donner la moindre attention à ses prières.

Mustapha et ses muets compagnons quittèrent la grand’route pour s’enfoncer dans une épaisse forêt, à travers laquelle ils chevauchèrent environ une heure, jusqu’à ce qu’ils arrivassent à une jolie clairière toute bordée de grands arbres, et qu’un cercle de rochers entourait presque entièrement comme une fortification naturelle. Quinze ou vingt tentes environ étaient dressées dans cet endroit ; et çà et là passaient des chameaux et des chevaux magnifiques. Après avoir délié mon frère, ses conducteurs lui firent signe de descendre de cheval et l’introduisirent dans une tente plus vaste que les autres, et dont l’intérieur était décoré avec une extrême richesse.

Sur un amas de riches coussins était accroupi un vieillard de petite taille. Son visage était laid, sa peau noire et luisante ; un caractère de méchanceté sournoise se lisait dans ses yeux verts, ainsi que dans sa bouche contractée, et donnait à toute sa physionomie quelque chose d’odieux et de repoussant. Mais, en dépit des airs d’importance qu’essayait de se donner cet homme, Mustapha pensa que ce n’était pas pour cette espèce de monstre que la tente était si somptueusement ornée, et l’interrogation de ses conducteurs ne tarda pas à justifier son pressentiment.

« Où est le Maître ? demandèrent-ils au nain.

– Il est à la chasse, répondit celui-ci ; mais il m’a chargé de le remplacer pendant son absence.

– Allons donc ! ce n’est pas ton affaire, repartit un des voleurs. Il s’agit de décider si ce chien doit périr ou payer, et le Maître seul a le droit de prononcer là-dessus. »

Le petit monstre se redressa dans le sentiment de sa dignité, et se fit aussi grand qu’il put pour saisir l’oreille de son contradicteur. Ses efforts furent vains, mais il se dédommagea de son insuccès en vomissant un torrent d’injures, que les autres d’ailleurs ne se firent pas faute de lui rendre ; si bien que c’était dans la tente un horrible vacarme. Soudain le rideau fut soulevé et donna passage à un homme de haute taille et de fière allure. Il était jeune et beau comme un prince persan ; ses vêtements et ses armes, à l’exception d’un poignard constellé de rubis, étaient ordinaires et simples ; mais son œil sévère et la dignité naturelle répandue dans toute sa personne commandaient le respect bien mieux que ne l’eussent pu faire les plus brillants insignes.

« Qui donc ose engager un combat dans ma tente ? » s’écria-t-il d’une voix terrible.

Pendant un long moment la peur lia toutes les langues. Enfin, l’un de ceux qui avaient amené Mustapha raconta ce qui s’était passé. On vit alors le visage du Maître, comme ils l’appelaient, s’empourprer de colère, et d’une voix formidable s’adressant au nain, il lui dit : « Qui t’a fait si hardi de te mettre à ma place, Hassan ? »

Celui-ci, tremblant de peur, s’était blotti dans un coin et se faisait le plus petit qu’il pouvait.

« Sors d’ici, drôle ! » lui cria le Maître avec un geste de menace. Et, sans répliquer, le nain s’élança hors de la tente aussi vite que ses petites jambes purent le lui permettre.

Mon frère fut amené alors devant le véritable chef, dont les yeux s’attachaient sur lui avec une sorte de fureur sauvage. « Pacha de Zuleïka, lui dit-il enfin, ta propre conscience te doit dire pourquoi tu es devant Mebrouk. »

À ce nom, qui lui était pour lors inconnu, mon frère se prosterna et répondit : « Ô seigneur ! tu parais être dans l’erreur sur mon compte ; je suis un pauvre voyageur, et non point le pacha que tu crois. »

Tous ceux qui étaient dans la tente firent un geste d’étonnement ; mais le chef, reprenant la parole aussitôt : « Ta feinte te sera d’un faible secours, dit-il, car je puis te mettre en présence de gens qui te connaissent bien et dont tu ne pourras récuser le témoignage. Qu’on amène Zuleïma ! » ordonna-t-il à un esclave.

Une vieille femme fut introduite.