Il tomba la face contre terre devant le prince, et, le visage inondé de larmes, il ne put que faire entendre quelques remercîments inintelligibles. Pendant ce temps, les émirs, les pachas, les grands du royaume s’étaient levés et se pressaient autour du prince Omar, auquel ils souhaitaient toute sorte de prospérités. Au milieu de ces manifestations de l’enthousiasme des courtisans, qui la veille s’adressaient à lui, Labakan, auquel on ne prenait pas plus garde à présent qu’au dernier des esclaves, se glissa inaperçu hors de la salle, et, la menace du vieux Saaud retentissant encore dans son oreille, il reprit en toute hâte le chemin d’Alexandrie.
S’il eût su la réception qui l’attendait dans cette ville, il eût couru moins fort sans doute ; mais il était écrit qu’il devait recevoir encore cette leçon, afin d’être dégoûté à tout jamais des grandeurs et radicalement guéri de ses lubies princières.
Lors donc que Labakan se présenta chez son ancien maître, celui-ci, ne le reconnaissant pas d’abord, lui fit un grand salut en lui demandant ce qu’il y avait pour son service ; mais quand le drôle se fut approché et que le maître eut dévisagé son voleur d’habits, il appela ses compagnons et ses apprentis, et tous ensemble tombèrent sur Labakan comme des furieux, et l’accablèrent de coups et d’injures. Ils lui reprochaient son vol, ils raillaient ses prétentions extravagantes, ils le menaçaient du cadi ; et en même temps le pauvre diable se sentait pincé, piqué, mordu, déchiré, martyrisé de cent côtés à la fois par les pointes acérées des aiguilles et des ciseaux. Il réussit enfin à s’échapper des mains de ses compagnons, son habit en lambeaux, la figure meurtrie, à moitié mort ; mais les huées le poursuivirent encore à travers les rues, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un caravansérail où reposer sa tête.
Brisé, harassé, moulu, tous les membres endoloris, le malheureux Labakan demeura quarante-huit heures sur son lit sans pouvoir bouger ; mais ce temps de repos forcé ne fut pas du reste perdu pour lui. Il l’employa en réflexions sur ses fautes passées et sur la conduite qu’il devait tenir à l’avenir. « Le proverbe a bien raison, s’écria-t-il tout haut, qui dit : À chacun son métier. Pour avoir voulu faire le prince, j’ai failli me souiller d’un crime abominable, et peu s’en est fallu ensuite que mes compagnons ne me fissent périr à coups d’aiguilles. Allons, foin des grandeurs ! et si je puis trouver, comme je l’espère, quelque boutique où travailler et gagner modestement ma vie, je ne demande rien de plus au Prophète. »
Là-dessus Labakan s’endormit. À son réveil, comme il arrive d’ordinaire après une succession d’aventures extraordinaires et un grand ébranlement du cerveau, il ne se souvenait plus de rien, et, en regardant à travers sa fenêtre les minarets élancés des mosquées d’Alexandrie, qu’il lui semblait n’avoir jamais perdus de vue, les événements des derniers jours ne lui apparaissaient plus que comme un rêve étrange terminé par un horrible cauchemar.
Soudain un objet frappa ses yeux et le rappela à la réalité.
C’était le coffret de Goulgouli.
Labakan ne se souvenait en aucune façon de l’avoir emporté dans sa fuite ; mais, tout en en considérant curieusement le travail et la matière, il se disait tout bas qu’un pareil objet de luxe ne pouvait lui être bon à rien, et qu’il ferait bien mieux de le vendre à quelque juif qui lui en donnerait un bon prix, dont il pourrait faire un plus utile emploi.
Il se dirigea donc vers le bazar le plus proche, son coffret sous le bras et l’offrit à un honnête enfant d’Israèl qui le lui acheta vingt fois au-dessous de sa valeur. Cela faisait encore néanmoins une somme assez rondelette, et Labakan ayant serré son argent dans sa ceinture, s’en allait joyeux, quand il s’entendit héler par une voix nasillarde : « Hé ! jeune homme ! Hé ! holà ! » C’était son brocanteur qui lui tendait d’un air goguenard le petit peloton de fil et l’aiguille qu’il venait de trouver dans le coffret. « Tenez, jeune homme, je n’ai que faire de cela, moi, et ce n’est pas pour serrer des outils de ce genre que sont faits de pareils bijoux. D’ailleurs, ajouta-t-il en toisant le pauvre diable du haut en bas, cela pourra vous servir pour raccommoder votre cafetan, en attendant que vous en achetiez un autre.
Labakan prit machinalement les objets que lui tendait le juif, et jetant un coup d’œil sur sa personne, il s’aperçut qu’en effet les mains de ses compagnons avaient apporté un notable dommage à son ajustement. Comme il cherchait une boutique de fripier où se rhabiller d’une façon plus convenable, il en avisa une au-dessus de laquelle pendait un écriteau indiquant qu’elle était à louer. Il entra, et tout en changeant de costume, il regardait la boutique et son aménagement et se disait que cela ne devait pas être bien cher. Il adressa quelques questions au marchand, et celui-ci se montra si raisonnable dans ses prétentions, qu’en dix minutes l’affaire fut conclue, le premier terme payé d’avance, et Labakan installé, jambes croisées, sur son établi.
Pour première besogne, et en attendant qu’il eût occasion de travailler pour autrui, Labakan se mit à rapiécer et à repriser la veste que son ancien maître et ses compagnons lui avaient si déplorablement dévastée, et pour ce faire il employa justement l’aiguille et le fil que le brocanteur lui avait rendus. Le dommage était grand et demandait du temps pour être réparé. Avant qu’il en fût venu à bout, Labakan fut obligé de laisser là son travail pour aller quérir quelques provisions dont son estomac sentait l’impérieux besoin. Il demeura dehors une demi-heure environ. Mais à son retour, quel merveilleux spectacle s’offrit à lui ! l’aiguille cousait toute seule sans qu’aucune main la conduisît, et elle faisait des points d’une finesse et d’une élégance telle que Labakan lui même, si bon ouvrier qu’il fût, n’aurait pu que difficilement y atteindre. Autre prodige : le petit peloton de fil était inusable, et l’aiguille avait beau courir, courir toujours, la grosseur du peloton ne diminuait pas de l’épaisseur d’un cheveu.
Le pauvre garçon tailleur, qui au moment de l’ouverture des coffrets avait considéré d’abord avec rage et ensuite avec mépris la soie et l’aiguille accusatrices, comprit alors combien le plus mince présent d’une bonne fée est précieux et de valeur inestimable. Il entrevit le secours qu’il pourrait tirer de ces outils enchantés ; tombant à genoux, il remercia le Prophète avec larmes, et le doux nom de Goulgouli vint se mêler sur ses lèvres à celui d’Allah !
Désormais tout à sa profession, dont ne venaient plus le distraire de folles bouffées de vanité, Labakan ne tarda pas à recueillir des commandes de toutes parts, et, grâce à ces merveilleux instruments, il acquit sans grand’peine le renom du plus habile tailleur de la ville. Il n’avait qu’à couper les vêtements et à faire les premiers points, son aiguille poursuivait ensuite la tâche commencée et courait sans interruption jusqu’à ce que l’habit fût fini. Maître Labakan compta bientôt ses pratiques par centaines, car il travaillait vite et bien, et avec une modération de prix extraordinaire. Il n’y avait qu’une chose qui fit un peu hocher la tête aux bonnes gens d’Alexandrie lorsqu’on parlait de l’habile tailleur : c’est que maître Labakan n’avait point de compagnons ni d’apprentis et travaillait toujours toutes portes closes.
Ainsi fut accomplie la sentence de la cassette, promettant à son possesseur bonheur et richesse. Bonheur et richesse accompagnaient en effet dans une mesure modeste les entreprises de l’heureux tailleur ; et lorsqu’il entendait parler de la gloire du jeune sultan Omar, qui était dans toutes les bouches, lorsqu’on vantait devant lui ce héros comme l’orgueil de son peuple et l’effroi de ses ennemis ; lorsqu’on rapportait les vaillantises du prince, ses exploits guerriers, les dangers qu’il avait courus dans les combats et dont sa bravoure et son génie l’avaient tiré, le timide Labakan sentait, aux frissons involontaires qui lui parcouraient tout le corps, que le métier de prince et de héros n’était pas son fait, et qu’il eût joué un triste rôle sur les champs de bataille. Il se réjouissait alors du dénoûment de son aventure ; et tout en taillant, cousant et rapetassant, il s’affermissait de plus en plus dans la croyance de tout bon musulman, à savoir que nul ne peut changer sa destinée.
LA DÉLIVRANCE DE FATMÉ
Le voyage de la caravane se poursuivait sans obstacles, et, grâce au passe-temps imaginé par Sélim, les voyageurs ne s’impatientaient pas trop pendant les longues haltes auxquelles les contraignait la chaleur trop ardente.
Le lendemain, après que les esclaves eurent desservi les restes du repas, l’étranger, prenant à partie Muley, l’un des marchands :
« Vous qui êtes le plus jeune d’entre nous, lui dit-il, et dont le caractère se montre toujours gai et enjoué, vous devez certainement avoir l’esprit garni de toutes sortes de bons contes. Cherchez-nous-en donc un des meilleurs que vous sachiez, et régalez-nous-en après notre sieste.
– Je ne demanderais pas mieux que de vous obéir, répondit en badinant Muley, mais on m’a toujours dit que la modestie seyait bien à la jeunesse ; je crois donc devoir me récuser aujourd’hui et laisser parler avant moi un autre de nos compagnons de voyage. »
En ce moment, le chef de l’escorte parut à la porte de la tente avec une mine soucieuse.
« Excusez-moi, seigneurs, dit-il, de venir vous interrompre, mais je crois qu’il serait imprudent de prolonger plus longtemps notre halte. Nous sommes précisément à l’endroit du désert où les caravanes sont ordinairement attaquées, et il est d’autant plus urgent de lever notre camp ou de nous mettre en défense, qu’un de mes hommes vient de me rapporter qu’il avait cru distinguer dans l’éloignement une grosse troupe de cavaliers. »
Le trouble qui s’empara des marchands à cette nouvelle parut étonner fort Sélim Baruch. « Ne sommes-nous pas assez nombreux et assez bien armés, leur dit-il avec sang-froid, pour n’avoir rien à redouter d’une poignée de brigands ?
– Sans doute, seigneur, répondit le guide, s’il s’agissait d’une bande ordinaire, il serait permis de n’en prendre aucun souci ; mais depuis quelque temps le terrible Mebrouk a reparu dans ces contrées, et celui-là mérite qu’on se tienne sur ses gardes.
– Et quel personnage est-ce donc que ce Mebrouk, pour inspirer de telles alarmes ? demanda l’étranger.
– Il court toutes sortes de bruits parmi le peuple sur cet homme extraordinaire, répondit le plus vieux des marchands.
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