C’était précisément une esclave née dans le pachalik de Zuleïka, et qui, depuis peu, était venue se joindre ainsi que son fils à la bande de Mebrouk, pour échapper aux mauvais traitements dont ils étaient l’objet l’un et l’autre de la part du pacha.

« Quel est cet homme ? » lui demanda Mebrouk en désignant mon frère du doigt. À peine la vieille eut-elle levé les yeux sur lui qu’elle s’écria avec un geste d’effroi instinctif : « C’est lui ! c’est lui, le monstre ! qui m’a fait battre de verges ! c’est le pacha de Zuleïka ! Venge-moi, Mebrouk, et avec moi tous les braves cavaliers dont il a ordonné le supplice !

– Tu le vois, misérable ! dit Mebrouk en se tournant vers mon frère, à quoi t’a servi de vouloir ruser ? cette esclave qui a vécu de longues années auprès de toi n’a pas hésité un instant à te reconnaître. Je te méprise trop d’ailleurs pour salir mon bon poignard de ton ignoble sang ; mais demain matin, je veux te lier à la queue de mon cheval et chasser ainsi avec toi, à travers forêts et rochers, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. »

Mon frère sentit défaillir son courage. « C’est la malédiction de mon père qui me poursuit ! s’écria-t-il en pleurant. Et toi aussi, tu es perdue, douce sœur ! et toi aussi, Zoraïde !

– Ta plainte est inutile ! lui dit un des voleurs tout en lui liant fortement les mains derrière le dos. Et ne reste pas ici plus longtemps, crois-moi, car le Maître mord ses lèvres et tourmente son poignard : cesse donc de l’irriter par ta présence, si tu veux vivre une nuit encore. Allons ! suis-nous ! »

Tandis que les voleurs s’efforçaient d’entraîner mon frère hors de la tente, trois de leurs compagnons y entraient avec un nouveau prisonnier. Quoique la situation critique dans laquelle se trouvait mon pauvre Mustapha dût alors le préoccuper bien vivement, il ne put cependant s’empêcher de remarquer la prodigieuse ressemblance qui existait entre cet homme et lui. Seulement, le nouveau venu était plus brun de visage et portait la barbe beaucoup plus longue.

« Nous t’amenons le pacha que tu nous as désigné, dirent les voleurs en poussant leur prisonnier devant Mebrouk.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria le chef en portant alternativement ses regards de mon frère à celui qu’on lui présentait. Est-ce un miracle, une jonglerie ? » Et s’adressant aux prisonniers : « Êtes-vous donc parents, frères ? Mais parlez donc, misérables ! Lequel de vous est le pacha mon ennemi ?

– Si tu cherches le pacha de Zuleïka, répondit le dernier venu avec hauteur, c’est moi ! »

Le chef darda longuement sur lui son fauve regard, et l’on pouvait juger, à la crispation nerveuse de sa lèvre, la colère qui l’agitait en présence de son ennemi. Il réussit cependant à se dominer, et, sans mot dire, il fit signe d’emmener le pacha. S’approchant ensuite de mon frère, il détacha lui-même ses liens et l’invita à s’asseoir à côté de lui.

« Par le Prophète ! s’écria-t-il lorsqu’ils furent seuls, c’est une étrange direction du ciel, il faut l’avouer, qui t’a jeté dans les mains de mes hommes, précisément à l’heure ou je faisais rechercher le pacha de Zuleïka. Cela a failli mal tourner pour toi ; mais aussi, comment croire à une pareille ressemblance ? » Et, tout en continuant de considérer curieusement les traits de mon frère, Mebrouk s’excusait du tort qu’avait pu lui causer sa méprise.

Mon frère le pria pour unique faveur de lui permettre de reprendre aussitôt son voyage, parce que chaque minute de retard pouvait lui être funeste.

Mebrouk s’enquit alors des motifs qui exigeaient tant de hâte ; mais, après que Mustapha lui eut exposé la chose en peu de mots, il l’engagea néanmoins à passer cette nuit sous sa tente. « Toi et ton cheval, lui dit-il, vous devez être harassés de fatigue après quatre jours de marche forcée, et le repos vous est indispensable pendant une nuit au moins pour pouvoir continuer votre route. Demain matin, d’ailleurs, je t’indiquerai moi-même un chemin détourné qui, en un jour et demi, te rendra à Balsora. »

Mon frère acquiesça à cette proposition et dormit paisiblement jusqu’au matin dans la tente du voleur.

Des rumeurs confuses comme le bruit d’une dispute le réveillèrent. Il prêta l’oreille et reconnut la voix glapissante d’Hassan, le méchant nain de la veille. Il s’efforçait de persuader à ses compagnons que, dans l’intérêt de leur sûreté, ils devaient se défaire de mon frère, lequel ne manquerait pas, disait-il, de les trahir et de révéler leur retraite, si l’on avait la sottise de le laisser aller ; et le coquin, qui ne pardonnait pas à Mustapha la mystification qu’il avait subie à son sujet, opinait pour que le pauvre garçon fût étranglé sur l’heure.

« Si quelqu’un de vous a le malheur de toucher à un cheveu de sa tête, s’écria une voix terrible, je le tue comme un chien. »

Le calme se rétablit aussitôt, et Mebrouk, suivi d’un esclave tenant deux chevaux en main, apparut à la porte de la tente. « La paix soit avec toi, Mustapha, dit-il à mon frère, et puisse le Prophète te guider dans ton entreprise ! »

Mon frère fut debout en un clin d’œil, et, réconforté de corps et d’esprit par cette nuit de repos, il s’élança plein d’espoir sur son cheval, qui piaffait et bondissait sous lui, impatient de dévorer l’espace.

Après avoir dépassé les tentes, les deux cavaliers enfilèrent un étroit sentier dans lequel ils pouvaient à peine marcher de front, et, chemin faisant, Mebrouk raconta à mon frère que ce pacha, dont la ressemblance avait failli lui être si fatale, avait été pris par eux peu auparavant dans une de leurs chasses. Il leur avait promis alors, en guise de rançon, de tolérer leurs courses dans son gouvernement ; mais, au mépris de sa parole, il s’était emparé d’un des leurs peu de jours après et l’avait fait pendre impitoyablement. « Il a violé la foi jurée, il mourra ! » dit Mebrouk en terminant son récit ; et d’un ton méprisant il ajouta : « Chair de traître, pâture de corbeau ! »

Arrivé à la lisière de la forêt, le voleur arrêta son cheval ; il indiqua à mon frère le chemin qu’il devait suivre, et lui tendant la main en signe d’adieu : « Mustapha, lui dit-il, notre connaissance s’est faite d’une singulière façon ; mais, quoi qu’il en soit, tu n’en es pas moins devenu mon hôte, et c’est entre nous désormais un lien que la mort seule pourra briser. Prends ce poignard, ami, et, si jamais tu te trouves placé dans quelque conjoncture où tu aies besoin d’un cœur et d’un bras dévoués, envoie-le-moi et je volerai aussitôt à ton aide. Prends aussi cette bourse, elle peut t’être utile dans l’œuvre que tu as à accomplir.

– Merci, généreux Mebrouk, lui répondit mon frère. J’accepte ton poignard, car il se peut faire qu’avant peu je sois obligé de réclamer ton secours ; mais ma ceinture est suffisamment garnie, et je n’ai nul besoin d’argent. »

Sans ajouter un mot, Mebrouk lui serra la main dans une dernière étreinte, et laissant tomber sa bourse à terre, il disparut dans la forêt avec la rapidité d’un tourbillon.

Mon frère dut bien se résigner alors à accepter le présent que son hôte l’avait mis dans l’impossibilité de refuser, et sa munificence l’émerveilla, car la bourse contenait une énorme quantité d’or. Après s’être prosterné pour remercier Allah de sa délivrance, Mustapha implora encore sa miséricorde pour le noble voleur, et, remontant à cheval, il s’élança rapidement dans la direction de Balsora.

Lezah avait cessé de parler, et regardait le vieil Achmet, qui répondit aussitôt à cette interrogation muette :

« Après ce que tu viens de nous raconter, je consens volontiers à modifier mon jugement sur Mebrouk. J’en conviens, il a noblement agi avec ton frère, et son cœur paraît n’être pas fermé à tout bon sentiment.

– Il a agi comme un brave musulman ! s’écria Muley. Mais j’espère que tu n’as pas terminé ton histoire, mon cher Lezah : nous sommes tous désireux de t’entendre encore et de savoir la suite des aventures de ton frère, et comment ta sœur Fatmé et Zoraïde, sa fiancée, furent délivrées par lui.

– Puisque vous voulez bien me continuer votre attention, je poursuivrai avec plaisir, reprit Lezah, car l’histoire de mon frère est vraiment prodigieuse. »

 

Le matin du septième jour après son départ, Mustapha arrivait aux portes de Balsora, et il s’enquit sur-le-champ si le marché d’esclaves qui s’y tenait tous les ans était déjà ouvert.

« Vous êtes arrivé deux jours trop tard, seigneur » lui répondit-on ; et on le plaignit d’autant plus de ce contre temps que le marché avait été superbe. Le dernier jour même, il était arrivé deux jeunes esclaves d’une beauté si grande, qu’elles avaient causé une espèce d’émeute parmi les acheteurs. On s’était littéralement disputé et battu pour les voir, et on les avait vendues un prix énorme.

Mustapha se fit donner de nouveaux détails sur ces deux merveilles dont on ne parlait encore qu’avec des cris d’admiration, et, d’après la description qui lui en fut faite, il ne douta plus qu’elles ne fussent bien les deux infortunées qu’il cherchait, il apprit aussi que l’homme qui les avait achetées demeurait à quarante lieues de Balsora, qu’il se nommait Thiuli-Kos et que c’était un personnage très-singulier, excessivement riche et fort vieux, mais plus fou encore. Il avait été jadis capitan-pacha du Grand Seigneur, et vivait alors dans une retraite fastueuse, tourmenté par une soif inextinguible de plaisirs, mais retenu en même temps par une horrible crainte de la mort, qui lui faisait consulter à tort et à travers tous les charlatans qu’il rencontrait.

De prime abord, Mustapha voulait remonter à cheval et voler à la poursuite de Thiuli-Kos, qui avait à peine sur lui un jour d’avance ; mais un instant de réflexion lui démontra que lui, simple particulier, ne pourrait que bien difficilement aborder le puissant voyageur, et qu’il lui serait impossible surtout de lui ravir son précieux butin.

L’imagination de mon frère, naturellement fort inventive, et surexcitée encore dans cette circonstance par la nécessité, lui eut bientôt fourni un autre plan.

La conformité de ses traits avec ceux du pacha de Zuleïka, qui l’avait jeté naguère dans un si grand danger, lui suggéra l’idée de se présenter sous le nom du pacha dans la maison de Thiuli-Kos, et de tenter à l’aide de ce stratagème la délivrance des deux jeunes filles. Grâce à l’argent de Mebrouk, il put se composer un équipage suffisant d’hommes et de chevaux, et s’étant revêtu, ainsi que sa suite, d’habits magnifiques, il se mit en route pour le château de Thiuli-Kos, devant lequel il arriva au bout de cinq jours.

En sa qualité d’ancien fonctionnaire impérial, et comme tel toujours plus ou moins exposé au cordon, le vieux Thiuli avait conservé une grande vénération pour tout personnage revêtu d’un titre officiel.