Il accueillit donc mon frère avec un empressement marqué et même avec déférence. Il épuisa pour lui faire honneur la science de ses cuisiniers, et, après l’avoir promené de salle en salle en lui vantant les merveilles que recelait son château, il l’invita gracieusement à y demeurer tout le temps qu’il lui plairait.
Là-dessus, mon frère alla se coucher avec les plus belles espérances du monde.
Il y avait une heure environ qu’il était endormi, lorsqu’une vive lumière traversant ses rideaux le réveilla brusquement. Dressé sur sa couche, les yeux grands ouverts, Mustapha s’efforçait de rappeler ses esprits : il croyait rêver encore. À trois pas de lui, une lampe à la main, sa large bouche tordue, par un ricanement ignoble, se dressait la hideuse figure du petit monstre qu’il avait rencontré dans la tente de Mebrouk.
« J’ai le cauchemar, » pensa Mustapha ; et il se pinça les bras et se tirailla le nez en tous sens pour se réveiller.
L’apparition persista comme auparavant.
« Que veux-tu ? que fais-tu là ? s’écria enfin mon frère d’une voix étouffée.
– Plus bas ! plus bas ! cher seigneur, souffla le nain, plus bas ! dans votre intérêt ; car vous seriez peu désireux, j’imagine, que l’on connût le véritable motif de votre arrivée ici. Ce motif, je l’ai deviné, moi, ou surpris, comme vous voudrez, et je viens vous offrir mes petits services, s’il vous plaît de les agréer. »
La stupeur liait la langue de Mustapha. Le nain poursuivit :
« En vérité ! si je n’avais pas contribué de ma propre main à la pendaison du pacha, peut-être votre ressemblance avec lui m’eût-elle encore déçu ! mais le temps presse, causons sérieusement.
– Avant tout, dis-moi comment tu te trouves ici, répondit Mustapha, plein de dépit et de rage de se voir découvert.
– Voici la chose en deux mots, dit le petit homme. Depuis longtemps, les manières hautaines qu’affectait le Maître vis-à-vis de moi me déplaisaient, et la scène qu’il me fit à ton sujet acheva de me dégoûter du métier de voleur en sous-ordre. Devenir honnête homme tout d’un coup cependant, c’était difficile. Afin de ménager la transition, je résolus de me faire argousin et mouchard. Je n’ai pas réussi trop mal pour mon début, comme tu vois, puisque j’ai su découvrir le motif et le but de ton voyage et me présenter avant toi au seigneur Thiuli, dont j’ai l’honneur de diriger la chiourme. C’est un beau poste ! je vise plus haut cependant, et voici le petit plan que j’ai machiné pour y parvenir. Nous mettons le feu au château ; dans le tumulte de l’incendie, nous enlevons les deux captives, et, pour récompense de mon concours dans l’entreprise, tu me donnes ta sœur pour épouse. Cela te va-t-il ? Tope ! sinon, je retourne auprès de Thiuli et je lui raconte ce que je sais du prétendu pacha de Zuleïka. J’ai dit ; décide-toi.
– Misérable ! » s’écria Mustapha, dont la colère, toujours croissante pendant l’impudent récit du nain, avait atteint enfin son paroxysme. Et, bondissant de sa couche, il était résolu à se défaire violemment de l’obstacle qui se dressait devant lui ; mais le nain fit un saut en arrière, laissa tomber sa lampe qui s’éteignit aussitôt, et s’enfuit dans l’obscurité en criant : « Au secours ! au voleur ! à l’assassin ! »
La situation était terrible. Il fallait prendre une prompte décision, et mon frère n’eut pas besoin de réfléchir longuement pour comprendre que, s’il voulait sauver les deux pauvres recluses, il fallait d’abord qu’il commençât par se sauver lui-même.
Inutile d’ailleurs de songer aux portes, après l’alarme qui venait d’être donnée ; Mustapha s’élança donc vers la fenêtre. Vingt-cinq pieds environ le séparaient du sol. Les pas approchaient, des lumières couraient çà et là ; quelques minutes encore, et toute retraite allait être coupée. Il n’y avait pas à hésiter : mon frère ramassa ses habits à la hâte, prit son poignard entre les dents et sauta dans l’espace. La terre fraîchement remuée amortit sa chute. Restait à franchir une haute muraille qui fermait les jardins : il n’y réussit pas moins heureusement, grâce à quelques aspérités de la pierre, et bientôt il se trouva en rase campagne.
Sans perdre de temps, il courut vers un petit bois dans lequel il s’enfonça, jusqu’à ce qu’enfin il tombât sur le gazon, épuisé de corps, mais non vaincu d’esprit. Plus les obstacles s’accumulaient et plus la volonté de mon frère se roidissait contre eux. Ses défaites successives ne faisaient que l’acharner davantage à son entreprise. Il sentait s’agiter en lui quelque chose qui lui disait qu’il finirait par triompher.
Mais comment ? par quel moyen ? C’est à la solution de ce problème qu’il appliqua incontinent toutes les forces de son esprit.
Ses chevaux et ses serviteurs étaient perdus pour lui ; mais il constata avec satisfaction qu’il lui restait encore dans sa ceinture une bonne partie de son or. Rien n’était désespéré.
Mettant à profit les renseignements qui lui avaient été fournis jadis sur les excentricités de Thiuli-Kos et sur sa facilité particulière à se laisser duper par tous les vendeurs d’orviétan et de baume de longue vie, Mustapha eut bientôt tiré de sa féconde cervelle un nouveau moyen de délivrance.
À la première ville qu’il rencontra, il s’enquit d’un médecin habile, et, moyennant quelques pièces d’or, il le détermina à lui composer un narcotique puissant, mais dont on pût faire instantanément cesser les effets. Une fois en possession de la précieuse drogue, il acheta une fausse barbe de respectable longueur, un manteau noir, un grand bonnet de fourrure, un assortiment complet de fioles, de boîtes et de petits pots, tout l’attirail enfin de la charlatanerie, de manière à pouvoir facilement se faire passer pour un médecin ambulant ; et, tout son bagage médical étant chargé sur un âne, il repartit pour le château de Thiuli-Kos.
Il se flattait cette fois de n’être décelé par personne, car sa fausse barbe et le bistre dont il avait cerclé ses yeux le défiguraient tellement que lui-même avait peine à se reconnaître.
Parvenu au château de Thiuli, il se fit annoncer comme le fameux médecin arabe Chakamankabu-dibaba, descendant d’Averroès le Grand et natif de Grenade, d’où il arrivait en droite ligne, après avoir parcouru l’Asie, l’Europe, l’Afrique et autres lieux, afin de venir offrir les fruits de sa longue expérience au magnifique, au puissant, à l’incomparable seigneur Thiuli.
Ce que mon frère avait prévu ne manqua pas d’arriver. Son nom baroque et son compliment ampoulé le recommandèrent si bien auprès du vieux fou, qu’il le fit introduire aussitôt et l’invita à s’asseoir à sa table. Au bout d’une heure de conversation, ils étaient les meilleurs amis du monde, et mon frère, par son langage hérissé de termes scientifiques que le vieillard n’entendait pas et admirait d’autant plus, avait su capter la confiance de Thiuli à tel point qu’il le considérait comme le plus grand médecin du monde et jurait qu’il n’en consulterait jamais d’autre : Mustapha lui avait promis cent ans de vie, et même quelque chose avec, s’il voulait suivre bien exactement ses prescriptions !
« Pour commencer, Chadibaba, dit Thiuli, qui ne pouvait retenir le nom de mon frère et l’estropiait de vingt façons différentes, tu vas venir avec moi dans mon harem, et me dire un peu comment se portent mes femmes. Il y en a deux surtout dont la santé m’inquiète. »
Mustapha pouvait à peine contenir sa joie en songeant qu’il allait revoir sa sœur chérie, et son cœur se soulevait si fort dans sa poitrine, en suivant Thiuli, qu’il craignait qu’on n’en entendît les battements.
Ils arrivèrent dans une chambre élégamment décorée, mais complètement déserte. Thiuli s’approcha de la muraille, posa son doigt sur un bouton, et fit jouer un ressort sous la pression duquel une espèce de guichet s’ouvrit, grand à peine comme les deux mains.
« Voilà ! dit-il, mon cher Kamakan ; chacune de mes femmes va passer son bras par ce trou ; tu leur tâteras le pouls tout à ton aise, et tu pourras constater ainsi s’il en est quelqu’une dont la santé est altérée. »
Ce n’était pas tout à fait cela qu’attendait mon frère : aussi ne put-il s’empêcher de faire une grimace de désappointement, qu’il dissimula d’ailleurs de son mieux dans sa longue barbe.
Thiuli-Kos tira de sa ceinture une longue pancarte, et se mit à appeler à haute voix chacune de ses femmes.
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