À chaque nom, une main sortait du mur, et le faux médecin interrogeait son pouls. Six d’entre elles avaient déjà subi cet examen, et s’étaient retirées munies d’une attestation de bonne santé, quand Thiuli appela : « Fatmé ! »

Une petite main blanchette se glissa hors du mur. Tremblant d’émotion, Mustapha la saisit, et déclara d’un air important qu’elle annonçait une maladie grave.

Thiuli en parut très-soucieux, et commanda à son médecin de préparer une potion convenable.

Mon frère sortit comme pour obéir à cet ordre, et, déchirant une feuille de ses tablettes, il y écrivit à la hâte ce qui suit :

« Ma chère Fatmé, je puis te délivrer si tu consens à prendre un breuvage qui t’endormira et te rendra comme morte pendant quelques heures. Sois sans crainte d’ailleurs ; je possède le moyen de dissiper instantanément ce sommeil. Oses-tu ?… Fais-moi dire seulement que le prétendu remède que je t’envoie ne t’a point soulagée, et ce sera un signe que tu adoptes mon projet. »

Mustapha rentra bientôt dans la chambre où Thiuli l’attendait, et, sous prétexte de tâter encore une fois le pouls de la malade, il glissa adroitement sa lettre sous son bracelet, en même temps qu’il lui faisait passer, par l’ouverture de la muraille, un breuvage inoffensif.

Thiuli paraissait être en grand souci au sujet de Fatmé, et renvoya l’inspection des autres à un temps plus opportun. Lorsqu’il fut sorti de la chambre avec Mustapha, il lui dit d’un ton affligé : « Kachimankababa, parle-moi franchement. Que penses-tu de la maladie de Fatmé ?

– Ah ! seigneur, répondit le faux médecin avec un profond soupir, puisse le Prophète vous envoyer des consolations ! La pauvre enfant est atteinte d’un mal auquel elle pourrait bien succomber. »

Enflammé de colère, Thiuli s’écria : « Que dis-tu, maudit chien de charlatan ? Elle, que j’ai payée mille sequiris ! elle, Fatmé, qui se portait si bien hier encore, elle mourrait ! Voilà donc ta science, misérable ! Si tu ne la sauves pas, entends-tu bien, je te fais empaler. »

En présence d’un tel emportement, mon frère comprit qu’il avait fait une lourde faute et qu’il risquait à tout le moins de se faire chasser. Il se mit donc en frais d’éloquence pour rendre quelque espoir à Thiuli. Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un esclave noir, attaché au service du harem, vint dire au médecin que la potion n’avait amené aucun soulagement.

« Épuise toutes les ressources de ton art, Chakamdababelda ! s’écria Thiuli ; sauve-la ! sauve-la ! ou tu sais ce que je t’ai promis.

– Je vais lui donner un calmant dont elle a besoin, » répondit Mustapha ; et, le cœur joyeux, il sortit pour aller chercher son narcotique. Après l’avoir remis à l’esclave noir, en lui indiquant bien comment il fallait le prendre, il revint dire à Thiuli qu’il avait encore besoin de recueillir sur le rivage quelques plantes médicinales, et il s’éloigna aussitôt.

La mer était proche. Arrivé sur le bord, Mustapha quitta à la hâte sa robe d’emprunt, son turban, sa fausse barbe, et les jeta dans les flots, qui les emportèrent çà et là : lui-même, pendant ce temps, se cacha dans les broussailles, et attendit que la nuit fût venue pour se glisser dans les caveaux funéraires du château.

Il y avait à peine une heure que Mustapha était sorti, lorsqu’on vint en grande rumeur, avertir Thiuli que son esclave Fatmé rendait l’âme. Éperdu, il envoya de tous côtés pour chercher le médecin ; mais ses messagers revinrent seuls quelques instants après, et lui rapportèrent que le malheureux Chakamankabudibaba était probablement tombé dans l’eau en voulant herboriser, et qu’il s’était noyé. On apercevait encore au loin, ajoutèrent-ils, son corps que les flots entraînaient.

Lorsque Thiuli vit qu’il n’y avait plus aucun espoir de salut, il s’emporta en malédictions contre ses esclaves, contre le médecin disparu, contre tout le monde et contre lui-même. « Fatmé ! Fatmé ! s’écriait-il ; elle était si belle ! si jeune ! ses yeux étaient si doux ! Deux mille sequins, deux mille sequins, tout autant ! pour un aspre de moins le juif ne me l’eût pas laissée. Et ses dents, quelles perles ! une si grosse somme ! un pareil trésor ! Ha ! ha ! » Et le vieux capitan sanglotait et pleurait d’un œil la beauté de Fatmé, et de l’autre son argent perdu.

Cependant Fatmé s’était endormie doucement entre les bras de ses compagnes ; ses yeux s’étaient voilés, son cœur avait cessé de battre, le carmin de ses lèvres s’était éteint : tous la croyaient morte.

D’après les ordres de Thiuli, dont l’instinct se révoltait, ainsi que je vous l’ai dit, contre l’idée de la destruction, et qui avait hâte d’éloigner de lui toutes les images de deuil, la jeune fille dut être descendue le soir même dans les caveaux funéraires.

Mustapha s’était caché parmi les tombes dont ce lieu était parsemé. Aussitôt que les esclaves qui portaient le cercueil se furent retirés, il se glissa hors de sa retraite, alluma une lampe qui pût guider ses pas, et tira de sa ceinture une petite fiole contenant l’antidote qui devait rappeler à la vie sa chère Fatmé.

Sa main tremblait en soulevant le couvercle de cèdre. Mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi lorsqu’à la lueur de sa lampe il découvrit des traits qui lui étaient complètement inconnus ! Ce n’était ni sa sœur, ni Zoraïde, mais une autre jeune fille qui était couchée dans le cercueil.

Mon frère demeura d’abord comme anéanti sous ce nouveau coup du sort. Il regardait avec des yeux hagards la malheureuse qui était couchée là, et, dominé par une sorte de vertige, il avait envie de se précipiter sur elle et de l’étrangler.

Mais peut-être est-elle innocente de cette funeste méprise, pensa-t-il, et d’ailleurs elle me peut fournir d’utiles renseignements.

Il déboucha son flacon et l’approcha des lèvres de la jeune fille. Celle-ci respira, ouvrit les yeux et fut assez longtemps à se reconnaître. Enfin, passant sa main sur son front, le souvenir parut lui revenir avec la vie, et, se dressant dans son cercueil au milieu de ses longs voiles blancs, elle vint tomber aux pieds de Mustapha, qu’elle appelait son sauveur, en arrosant ses mains de larmes de reconnaissance.

Mustapha interrompit l’effusion de ses remercîments pour lui demander comment il se faisait que ce fût elle et non pas sa sœur Fatmé qui se trouvât devant lui.

La jeune fille regarda mon frère avec stupeur et comme ne comprenant pas la question qu’il lui adressait ; puis tout à coup elle s’écria : « Je m’explique à présent le mystère de ma délivrance. Sache donc qu’ici je porte le nom de Fatmé, et que c’est à moi que ton billet est parvenu ainsi que ton breuvage.

– Mais ma sœur ! mais Zoraïde ! s’écria mon frère plein d’une mortelle angoisse, que sont-elles devenues ?

– Toutes deux sont dans le château, répondit la jeune fille ; mais, par suite d’une manie de Thiuli-Kos, elles ont reçu d’autres noms dès leur entrée, et s’appellent à présent Mirza et Nurmahal. Pour moi, mon véritable nom est Namouna. »

En apprenant cette dernière complication du sort, qui venait encore une fois de ruiner tous ses plans, mon frère leva les yeux au ciel en se tordant les bras avec un geste si profondément désespéré, que la jeune fille s’élança vers lui pour le soutenir ; car il chancelait comme un homme ivre, et il allait infailliblement se briser la tête à l’angle de quelque tombeau, si Namouna ne l’eût enlacé de ses bras.

« Au nom de ta sœur ! au nom de ta fiancée ! s’écria-t-elle, rappelle ton courage, Mustapha ! Peut-être, écoute-moi, pourrai-je t’indiquer un moyen de les délivrer toutes deux.

 

– Parle vite, dit Mustapha ranimé par cette pensée, et puisse l’espoir que tu me donnes ne pas s’évanouir encore comme tous ceux que j’ai conçus déjà.

– Je n’appartiens que depuis cinq mois à Thiuli, reprit Namouna ; mais, dès le premier jour de mon arrivée dans ce sérail, je n’ai eu qu’une seule pensée : m’enfuir ! et jour et nuit je n’ai fait que rêver aux moyens d’en venir à bout. As-tu remarqué dans la grande cour une fontaine magnifique ? Pour moi, dès mon entrée ici, la vue de cette fontaine me frappa. Des ouvriers étaient occupés alors à la réparer, et je pus examiner à loisir la construction de l’aqueduc par lequel elle est alimentée. L’eau vient ici de plus de mille pas, d’un ruisseau que l’on a détourné pour cet objet et qui coule sous une voûte d’au moins six pieds. Ah ! depuis que j’ai fait cette découverte, combien de fois j’ai déploré la faiblesse de mes bras ! si j’eusse pu, quelque nuit, soulever une seule pierre de la fontaine, il me semblait qu’il m’eût été facile alors de me glisser hors du château le long de l’aqueduc et de gagner la campagne. Mais cette route, à laquelle je songeais pour sortir du sérail, doit également y donner accès, et je ne doute pas que tu ne viennes à bout d’y pénétrer par cette voie, si tu peux seulement avoir avec toi deux ou trois hommes déterminés, afin de contenir les esclaves préposés pendant la nuit à la garde du harem. »

Ainsi parla la jeune fille, et le courage de mon frère renaissait à mesure qu’elle développait son plan. Cependant une pensée le troublait encore : où trouver ces hommes hardis et dévoués dont l’appui lui était nécessaire ? Tout en rêvant, Mustapha tourmentait le manche de son poignard, et soudain il se rappela la promesse que lui avait faite Mebrouk d’accourir à son premier appel.

« Viens ! » dit-il à Namouna ; et tous deux se glissèrent rapidement hors des caveaux de Thiuli.

À la première ville qu’ils rencontrèrent, Mustapha plaça Namouna chez une pauvre veuve qui demeurait seule au fond d’un faubourg, et lui-même ayant acheté un cheval avec le reste de son argent, il partit en toute hâte pour les montagnes où était établi le camp de Mebrouk. Celui-ci le reçut avec de grandes démonstrations d’amitié, et s’enquit affectueusement de ce qui le ramenait si vite. Mon frère lui raconta alors ses tentatives infructueuses et les obstacles qui l’étaient venus traverser.