Le sérieux Mebrouk l’écouta avec attention, et ne put s’empêcher de sourire au nom grotesque et pharamineux de Chakamankabudibaba ; mais la trahison du nain l’exaspéra, et il jura d’étrangler ce misérable de sa propre main si jamais il parvenait à le rencontrer. « Quant à toi, ami, dit le voleur en serrant la main de mon frère, je te sais bon gré d’avoir fait fond sur ma parole ; dès demain nous partirons, et, par Allah ! il faudra bien que de façon ou d’autre, nous arrachions ta sœur et ta fiancée des griffes de ce vieux fou de Thiuli-Kos. »
Mon frère embrassa Mebrouk en pleurant, et le lendemain tous deux partaient suivis de trois hommes bien armés et prêts à tout. Ils firent si grande diligence qu’en deux jours ils atteignirent la petite ville où était demeurée Namouna, et l’ayant reprise avec eux afin de diriger leur expédition, ils se glissèrent tous ensemble dans le petit bois qui avait déjà offert un refuge à mon frère lors de la trahison du nain.
En attendant la nuit, Namouna leur découvrit minutieusement la disposition intérieure du sérail et les passages qu’ils devaient suivre pour arriver à l’appartement des femmes et à la chambre qu’occupaient en commun Fatmé et Zoraïde. Pendant ce temps, l’ombre propice était venue, et, sans perdre de temps, la petite troupe se dirigea vers le ruisseau qui alimentait l’aqueduc.
Namouna fut laissée en cet endroit sous la garde d’un des hommes, tandis que les deux autres, munis de torches résineuses, s’enfonçaient sous la voûte du canal, suivis de près par mon frère et par Mebrouk.
Il leur fallut marcher près d’une demi-heure, ayant de l’eau jusqu’à mi-corps, avant d’arriver à la fontaine même. Le mur en était épais et solide ; mais, attaqué à la fois par quatre hommes vigoureux et armés de pinces et de leviers, il s’ébranla bientôt : une dalle de marbre fut descellée et fournit une ouverture suffisante pour qu’on pût pénétrer dans la place. Mon frère s’y élança le premier, ses compagnons le suivirent, et l’on tint conseil en cherchant à se reconnaître.
Heureusement les indications de Namouna étaient si précises qu’il ne pouvait y avoir lieu à de longues hésitations. Ayant donc suivi, ainsi qu’elle le leur avait recommandé, une galerie couverte bordée d’orangers et de lauriers-roses, ils arrivèrent au pied d’une espèce de tour-fanal, à la suite de laquelle ils devaient compter six portes avant de rencontrer celle qui conduisait au harem : le fronton de cette dernière, évidé en trèfle, supportait un croissant.
Elle était là devant eux, cette porte, laissant filtrer à travers ses jointures un mince filet de lumière indiquant qu’on veillait à l’intérieur ; mais, pour la faire ouvrir, que faire ? à quel moyen avoir recours ? User de violence, c’était peut-être tout compromettre !
Mebrouk s’approcha, et d’une voix assourdie à dessein : « Holà ! qu’on ouvre ! » dit-il en frappant légèrement du pommeau de sa dague.
Trompé par ce ton de commandement, un esclave à moitié endormi eut à peine entre-bâillé la porte qu’elle fut jetée violemment dans l’intérieur.
Un cri se fit entendre et fut étouffé aussitôt ; Mebrouk avait reconnu la voix du nain. Plus prompt que la foudre, il s’était précipité sur lui et lui enfonçait ses dix doigts dans la gorge, tandis qu’un de ses hommes garrottait et bâillonnait fortement le petit monstre, qui se tordait convulsivement, pareil à un reptile, sous la main de fer qui l’étreignait.
Pendant ce temps, Mustapha, saisissant un des eunuques, le contraignait, le poignard sur la gorge, de le conduire à la cellule de Nurmahal et de Mirza, ou plutôt de Zoraïde et de Fatmé, qu’il retrouvait enfin et qu’il serrait dans ses bras, en proie à une sorte de délire.
« Partons vite, dit Mebrouk ; d’un moment à l’autre l’alarme peut être donnée. »
Néanmoins, avant de descendre lui-même dans l’aqueduc, il voulut régler ses comptes avec le nain, qu’il pendit haut et court à l’une des flèches de la fontaine. Il rejoignit enfin Mustapha et les deux jeunes filles, et tous ensemble, y compris Namouna, s’éloignèrent en toute hâte du château de Thiuli-Kos.
Ce fut avec un profond attendrissement que mon frère se sépara le lendemain du voleur son ami. La noblesse dont les manières et les discours de cet homme étaient empreints contrastait si singulièrement avec la vie de hasard et d’aventures qu’il menait, que mon frère ne pouvait douter qu’il n’eût été poussé dans cette voie mauvaise par quelque événement fatal et terrible ; mais la crainte de porter une main indiscrète sur une blessure toujours saignante ne lui permit pas d’interroger son hôte à cet égard.
Namouna se rendit à Balsora sous un déguisement, et prit passage à bord d’une felouque tunisienne qui la ramena heureusement dans sa patrie.
Pour les miens, après un très-court voyage, ils rentrèrent triomphalement à Acara, au milieu des joyeuses acclamations du peuple, sur qui nos malheurs domestiques avaient produit l’effet d’un désastre public.
Ce retour inespéré causa tout d’abord à mon vieux père un tel saisissement qu’il faillit presque en suffoquer. Un flot de larmes le soulagea, et bientôt ses forces se ranimèrent sous l’influence des douces caresses de sa chère Fatmé. Par son ordre, une grande fête fut préparée, à laquelle toute la ville dut prendre part ; et là, en présence d’une foule de parents et d’amis, il fallut que mon frère racontât les vicissitudes merveilleuses de son voyage et les péripéties qu’il avait traversées avant de retrouver les deux êtres adorés dont son imprudente condescendance avait causé la perte.
Lorsque Mustapha eut achevé son récit, mon père se leva en chancelant, soutenu d’un côté par Fatmé, de l’autre par Zoraïde, et poussant doucement cette dernière, confuse et réjouie à la fois, dans les bras de mon frère, il lui dit d’une voix attendrie :
« Qu’ainsi soit déchargée ta tête, ô mon fils ! de l’anathème que j’avais prononcé sur toi : prends cette enfant comme la récompense que t’a conquise ton zèle infatigable ; qu’un doux lien t’unisse à elle, et reçois en même temps la bénédiction de ton vieux père. »
Élevant ensuite vers le ciel ses mains tremblantes, il ajouta d’un ton plus solennel : « Puisse notre ville posséder toujours des hommes qui te ressemblent, et l’exemple de ton amour fraternel, de ta piété filiale et de ta bravoure, entretenir toujours dans les cœurs de nos jeunes concitoyens le feu sacré des nobles sentiments ! »
LE PETIT MOUCK
Lorsque le conteur eut fini son récit : « Je suis heureux, mon cher Lezah, lui dit Achmet, de l’incident qui nous a amenés à parler de Mebrouk, puisque cela nous a procuré l’intéressante histoire de l’enlèvement et de la délivrance de ta sœur. Ton frère Mustapha a fait preuve d’une constance rare au milieu des traverses qui sont venues l’assaillir, et Mebrouk, je l’avoue, s’est conduit noblement envers lui. »
Les autres marchands firent chorus avec Achmet, et, de même que lui, se plurent à vanter l’héroïsme du bandit, grandi encore à leurs yeux par le mystère qui l’enveloppait.
Sélim Baruch seul ne dit rien et se borna à serrer cordialement la main de Lezah en signe de remercîment.
Cependant la caravane allait bientôt atteindre aux limites du désert. Le sol poudreux et morne que foulaient les voyageurs depuis huit grands jours commençait à s’égayer çà et là de quelques îlots de gazon ; au-dessus de leurs têtes s’arrondissait un ciel d’azur qu’ils ne redoutaient plus de voir s’obscurcir sous le souffle embrasé du simoun, et devant eux, fermant l’horizon, se déployait, riant et doux à l’œil, un large pan de forêt.
La caravane descendit dans une jolie vallée, à l’extrémité de laquelle s’élevait une vaste hôtellerie, et, quoique l’habitation présentât par elle-même peu de commodités et d’agrément, nos voyageurs saluèrent cependant sa vue d’un cri de joie général : car, alors même qu’on n’y est point attaqué par les hordes errantes, le désert est toujours rude et pénible à traverser.
Tous les cœurs étaient donc disposés à la joie et s’épanouissaient d’aise en entrant dans le caravansérail. Le jeune Muley particulièrement se trouva en si belle humeur après le repas, qu’il se mit à danser et à chanter en même temps d’une façon tellement grotesque que le grave Achmet lui-même ne pouvait s’empêcher de rire. Mais non content d’avoir réjoui déjà ses compagnons par sa danse et son chant, Muley voulut encore les régaler à son tour de quelque histoire comique, et, lorsqu’il se fut un peu reposé de ses gambades, il commença ainsi :
Il y avait à Nicée, alors que j’étais enfant, un personnage bizarre que l’on appelait le petit Mouck. Je le vois encore là devant moi, avec son allure grotesque, et de fait, c’était bien la plus étrange physionomie qui se pût rencontrer, mais ce qui a contribué surtout, j’imagine, à fixer si nettement sa figure dans mon souvenir, c’est que je fus un jour battu d’importance par mon père à son sujet.
C’était déjà un vieux garçon que le petit Mouck, lorsque je fis sa connaissance, et cependant il était haut à peine de trois pieds et demi. Il offrait surtout une grande singularité. Tandis que son corps était demeuré chétif et grêle, sa tête avait pris un développement énorme et s’élevait au-dessus de ses épaules, qu’elle écrasait de sa masse, comme un dôme gigantesque au-dessus d’une frêle colonnette ; ou plutôt, pour me servir d’une comparaison moins ambitieuse et mieux appropriée à mon héros, cette tête avait l’air d’une citrouille plantée au bout d’un bâton, et M. Mouck tout entier, corps et tête, rappelait assez bien la figure d’un bilboquet.
Il demeurait tout seul dans sa maison et faisait lui-même sa cuisine ; aussi ne savait-on presque jamais dans la ville s’il était mort ou vivant, car il ne sortait qu’une fois par mois, sur le midi, et quand la chaleur tenait tout le monde renfermé. Parfois aussi, mais rarement, on le voyait le soir aller et venir sur sa terrasse, dont la balustrade le dérobait quasi tout entier, en sorte que, de la rue, il semblait que sa grosse tête se promenât toute seule autour du toit.
Mes camarades et moi nous étions d’assez méchants drôles, toujours en quête de quelque mauvais tour et volontiers disposés à nous moquer des gens. C’était donc pour nous une fête nouvelle chaque fois que sortait le petit Mouck.
Au jour indiqué, nous nous rassemblions devant sa maison, et nous attendions qu’il se montrât. La porte s’ouvrait, et la grosse tête, coiffée d’un gros turban en forme de potiron, apparaissait d’abord et jetait de droite et de gauche un regard d’exploration, à la suite duquel le reste du petit corps se hasardait à franchir le seuil. Mouck se manifestait alors à nos yeux dans toute sa gloire, les épaules couvertes d’un petit manteau râpé, les jambes perdues dans de vastes culottes et le ventre serré dans une large ceinture qui maintenait contre son flanc un grandissime poignard. Il se mettait en route enfin, et l’air retentissait de nos cris de joie : nous lancions nos bonnets en l’air et nous dansions comme des fous autour du petit homme. Lui cependant nous saluait à droite et à gauche avec un grand sérieux et descendait la rue à pas lents, forcé qu’il était de traîner les pieds en marchant pour ne pas perdre ses babouches, plus grandes de moitié qu’il n’eût été nécessaire. Nous le suivions alors en criant à tue-tête sur un rythme de tambour : « Petit Mouck ! petit Mouck ! » et nous lui chantions parfois une petite chanson goguenarde que nous avions composée à son intention. La voici à peu près :
Monsieur Mouck, Monsieur Moucheron,
Ron, ron,
Est sorti de sa maison.
Pour sa fête
Il est en quête
Il veut s’offrir un potiron,
Ron, ron.
Le potiron est sur sa tête :
Attrape, attrape, attrape donc
Petit, petit, petit moucheron.
Nous avions souvent déjà renouvelé ces plaisanteries, et je dois avouer à ma honte que j’étais un de ceux qui faisaient au pauvre Mouck le plus de méchancetés. Je lui criais qu’il perdait ses grands caleçons, je le tiraillais par son manteau, je criblais son turban de boulettes de papier mâché ; enfin, il n’était sorte de taquinerie à laquelle je n’eusse recours pour l’agacer. Un jour, je pris si bien mes mesures que je réussis à poser le bout de mon pied sur le derrière de ses grandes babouches et le pauvre petit alla donner rudement du nez contre terre. Cela ne fit d’abord que nous égayer encore plus ; mais je cessai bientôt de rire, lorsque je vis le petit Mouck rebrousser chemin et se diriger vers la maison de mon père.
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