La sévérité paternelle m’était connue, et je ne prévoyais que trop quelle serait la fin de tout ceci. Cependant je m’étais glissé derrière la porte, et de là je vis ressortir le petit Mouck reconduit par mon père, qui le tenait respectueusement par la main et ne prit congé de lui qu’après beaucoup de salutations et d’excuses.

Tous ces salamalecs ne me présageaient rien de bon, et je commençais à m’inquiéter fort des suites de mon équipée. Je demeurai donc le plus longtemps que je pus dans ma cachette : mais finalement, la faim, que je redoutais encore plus que les coups, me poussa dehors, et, penaud et la tête basse, je me présentai devant mon juge.

« Tu as outragé le bon Mouck, méchant enfant, me dit-il du ton le plus sévère : approche ici, je veux te raconter l’histoire de ce pauvre petit homme, et, j’en suis bien persuadé, quand tu connaîtras ses merveilleuses aventures, tu ne songeras plus à te moquer de lui. »

Je me réjouissais déjà intérieurement de la tournure que prenaient les choses, quand mon père ajouta :

« Mais, afin que le souvenir s’en grave mieux dans ta mémoire, avant et après, tu recevras l’ordinaire. »

L’ordinaire, cela signifiait vingt-cinq coups de rotin que mon père était dans l’usage de m’appliquer lorsque j’étais en faute, en les comptant scrupuleusement ; et ce jour-là, il s’en acquitta plus rudement qu’il ne l’avait jamais fait.

Lorsque le vingt-cinquième coup eut résonné sur mes épaules endolories, mon père m’ordonna d’être attentif et commença en ces termes l’histoire du petit Mouck :

« Le père du petit Mouck, dont le vrai nom était Mouckrah, était un savant distingué, et, quoique peu favorisé de la fortune, il jouissait d’une grande considération à Nicée. Il vivait du reste presque aussi solitairement que le fait à présent son fils. Malheureusement il n’aimait pas cet enfant : sa taille de nain lui faisait honte. Le petit Mouck avait déjà pris ses seize ans qu’il s’amusait encore de babioles comme un tout jeune enfant ; et son père, homme des plus sérieux, lui reprochait sans cesse sa sottise et sa puérilité, sans qu’il jugeât à propos cependant de rien faire pour l’éducation du pauvre enfant, dont l’intelligence lui semblait non moins en retard que la taille.

« Un jour le vieux Mouckrah se laissa choir et se cassa la jambe. La fièvre le prit, il traîna quelque temps, puis mourut, laissant derrière lui le petit Mouck, pauvre et, qui pis est, ignorant, c’est-à-dire complètement incapable de subvenir par lui-même à ses besoins.

« Toujours plongé pendant sa vie dans ses abstractions scientifiques, Mouckrah ne s’était jamais préoccupé que fort médiocrement du soin de sa fortune, et, sans qu’il s’en doutât, il était à peu près ruiné au moment de sa mort. Des parents au cœur sec, qui jadis avaient obligé le vieux Mouckrah à gros intérêts, se présentèrent alors et évincèrent le petit Mouck de la maison paternelle, mais non toutefois sans lui donner un conseil.

« Va ! mon garçon, lui dirent-ils, cours le monde, remue-toi et tu finiras par trouver fortune. »

« Mouck n’avait reçu aucune instruction et sa naïveté dépassait toutes bornes ; mais il était doué d’une perspicacité naturelle qui lui fit comprendre aussitôt que des supplications seraient inutiles : sous le cousin il flairait le créancier.

« Soit ! dit-il, je pars ; mais du moins laissez-moi emporter les habits de mon père. »

« La défroque du défunt était peu somptueuse, on s’empressa de l’octroyer à son fils, en lui faisant sonner haut la magnificence du cadeau.

« Le vieux Mouckrah était grand et fort ; ses vêtements s’ajustèrent donc assez mal à la taille exiguë de son fils ; mais le petit eut bien vite trouvé un expédient. Ayant coupé tout ce qui excédait sa longueur, il endossa les habits paternels, sans paraître se douter du reste qu’il eût dû s’occuper aussi d’en faire réduire l’ampleur. De là vient le bizarre accoutrement qu’il porte encore aujourd’hui et qu’il paraît avoir fait vœu de porter toujours, car jamais on ne l’a vu vêtu autrement.

« Révérence faite à ses bons parents, le petit Mouck planta dans sa ceinture, comme un porte-respect, le vieux sabre de son père, et, le bâton en main, il se mit en route.

« Il marcha joyeusement toute la première moitié du jour ; car, puisqu’il était parti pour chercher la fortune, il lui paraissait indubitable qu’il dût la rencontrer. Ainsi raisonnait le naïf Mouck, auquel la rude expérience de la vie n’avait encore eu le temps d’enlever aucune illusion. Voyait-il scintiller au soleil, dans la poussière du chemin, quelque verroterie grossière, il la ramassait précieusement, croyant tenir un beau diamant ; apercevait-il dans le lointain des coupoles étincelantes d’une mosquée, ou la mer unie comme une glace et fermant l’horizon d’un cercle d’argent, il bondissait joyeux, se croyant aux portes de quelque pays enchanté. Mais hélas ! à mesure qu’il avançait, ces images décevantes perdaient tout leur prestige, et le pauvre Mouck reconnut bientôt à la lassitude qui alourdissait ses petites jambes, et surtout aux murmures de son estomac, qu’il n’était point encore entré dans le paradis qu’il rêvait.

« Il allait ainsi depuis deux jours, lassé, affamé, attristé, n’ayant pour nourriture que quelques sauvageons amers, pour oreiller que la terre dure et froide, et il commençait à s’assombrir et à douter de sa fortune future, quand un matin, du haut d’une éminence, il aperçut les murs d’une grande ville. Le croissant brillait clair et gai au-dessus des coupoles d’étain, et il semblait au petit Mouck que les drapeaux bariolés qui flottaient au vent lui faisaient signe d’entrer. Il demeura un instant immobile et comme perdu dans ses réflexions. « Oui, se dit-il enfin à lui-même : c’est ici que le petit Mouck doit trouver la fortune ! » Et malgré sa fatigue il fit un bond joyeux en répétant à voix haute : « Oui, oui, ici ou nulle part ! »

« Il rassembla donc ses forces et se dirigea vers la ville ; mais, quoiqu’elle lui parût tout proche, il ne put cependant l’atteindre que vers midi, car ses petites jambes lui refusaient presque entièrement leur service. Enfin il toucha au but. Il arrangea alors les plis de son manteau, rattacha son turban, élargit encore sa ceinture sur son petit ventre, et donnant à son long poignard une inclinaison plus martiale, il entra bravement dans la ville.

« Il avait déjà longé plusieurs rues, traversé plusieurs places, battu plusieurs carrefours, sans qu’aucune porte se fût ouverte pour lui. Nulle part on ne lui avait dit, comme il s’y était attendu : « Petit Mouck, es-tu las ? Petit Mouck, as-tu faim ? Viens ici, petit Mouck, et mange, et bois, et laisse reposer tes petites jambes. »

« Il était arrêté devant une grande et belle maison, qu’il considérait avec la mélancolie qu’inspire naturellement un estomac creux, lorsqu’à l’une des fenêtres une vieille femme parut qui se mit à chanter l’étrange chanson que voici :

Petits !

Petits !

Petits !

Venez à la fête,

La bouillie est prête,

Venez mes amis !

Fine

Cuisine,

Chez la voisine,

Se fait par vous.

La table est mise,

La chère exquise :

Accourez tous !

« Mouck était fort intrigué de savoir à qui s’adressait cet appel gastronomique, qui lui avait fait dresser les oreilles dès les premiers mots, quand soudain la porte s’ouvrit, et d’innombrables bandes de chiens et de chats accoururent de tous côtés et entrèrent dans la maison.

« À cette vue l’étonnement de Mouck redoubla et s’accrut jusqu’à la stupéfaction. Il demeura quelques instants en grande perplexité, hésitant s’il se rendrait, lui aussi, à l’invitation banale de la vieille, dont la physionomie hagarde et le bizarre accoutrement n’étaient pas sans lui inspirer quelque vague terreur. Enfin, son appétit croissant toujours, il prit courage et franchit le seuil de la maison. Devant lui trottinaient une paire de jeunes chats ; Mouck résolut de les suivre, conjecturant avec sagacité qu’ils le mèneraient tout droit à la cuisine.

« Arrivé au haut de l’escalier, il fut arrêté par la vieille de la fenêtre, qui lui demanda d’un ton bourru ce qu’il désirait.

« Je t’ai entendu inviter tout le monde à ta table, répondit Mouck, et, comme je suis horriblement affamé depuis trois jours que je marche, j’ai suivi ceux que j’ai vus entrer chez toi. »

« La vieille ricana en branlant la tête. « Mais, petit drôle, dit-elle, n’as-tu pas vu quels sont ceux que j’invitais ? Chiens et chats, voilà mes amis. Foin des hommes !

« – J’ai faim, j’ai bien faim ! répéta Mouck ; et puis, madame, je suis si petit, si petit, que je ne mangerai guère plus qu’un chat. »

« La vieille se laissa attendrir par ce discours naïf, et consentit à attabler Mouck avec une paire de matous qui roulaient de gros yeux et semblaient le regarder comme un intrus, ce dont notre ami se souciait peu en ce moment, tout occupé qu’il était à nettoyer son écuelle.

« Petit Mouck, lui dit la vieille lorsqu’il fut bien repu, veux-tu rester à mon service ? peu de peine et bonne nourriture, cela te va-t-il ! »

« Mouck, qui avait pris goût à la bouillie, accueillit avec joie cette proposition, et s’engagea sur l’heure au service de Mme Ahavzi ; ainsi se nommait la vieille.

« La charge qui lui fut confiée était légère en effet, mais des plus étranges.

« Outre les animaux du voisinage, pour lesquels Mme Ahavzi tenait table ouverte à certains jours, elle possédait en propre deux chats et quatre chattes qu’elle entourait d’un soin tout particulier ; Mouck fut attaché au service spécial de ces animaux. Chaque matin il devait laver leur fourrure, la peigner et l’oindre d’essences précieuses. Si la maîtresse sortait, le petit Mouck devait veiller sur les chats, présider à leurs repas, et, le soir, les coucher mollement sur des coussins de soie et les envelopper dans des couvertures de velours.

« Il y avait bien encore dans la maison quelques petits chiens confiés à la garde de Mouck ; mais pour ceux-là, il n’y avait pas besoin de tant de façons que pour les chats, qui étaient comme les enfants de Mme Ahavzi. Du reste, Mouck menait une vie quasi aussi solitaire que chez son père ; car, à l’exception de sa maîtresse, il ne voyait tout le jour que des chiens et des chats.

« Ce genre de vie ne laissa pas que de l’accommoder assez bien pendant quelque temps. Il mangeait à bouche que veux-tu, travaillait peu, et la vieille paraissait très-contente de lui. Mais cet état de quiétude ne tarda pas à s’altérer ; les chats devinrent difficiles à conduire et attirèrent au pauvre Mouck toutes sortes de désagréments. Lorsque la vieille était sortie, ils bondissaient à travers la chambre comme des possédés, jouant, s’agaçant, se poursuivant l’un l’autre, et bousculant dans leurs ébats tout ce qui se trouvait sur leur passage.