Sa parole royale le gênait bien un peu ; mais un expédient ingénieux, que lui avait enseigné jadis un savant mufti pour se tirer de semblables cas, lui revint en mémoire, et, d’un air paterne, se tournant vers son coureur, il lui dit :
« Je t’ai promis la vie sauve, ami Mouck, et je jure encore qu’il ne sera pas touché à un cheveu de ta tête ; mais le crime dont tu t’es rendu coupable en t’appropriant un trésor trouvé sur nos terres est trop grand pour qu’il me soit possible de t’accorder une grâce absolue ; la justice en murmurerait et l’exemple pourrait être dangereux. Tu vivras donc ; seulement tu passeras en prison le reste de tes jours… »
« Et après un silence pendant lequel le roi put étudier à loisir l’expression de terreur qui s’était répandue sur le visage du nain, il ajouta d’un ton doucereux :
« À moins pourtant que tu ne consentes à m’avouer de quel moyen tu te sers pour courir aussi rapidement, auquel cas je te ferais mettre immédiatement en liberté. »
« Le petit Mouck n’avait passé qu’une seule nuit dans les cachots du palais, mais c’en était assez pour qu’il n’eût pas envie d’y retourner, et surtout avec la perspective d’y pourrir éternellement ; il s’exécuta donc et convint que tout son art était dans ses babouches. Cependant il eut le bon esprit de retenir la moitié de son secret, et de ne pas apprendre au roi la manière de s’envoler en tournant trois fois sur le talon.
« Fort bien ! » dit le roi après avoir chaussé les babouches, dont il voulut incontinent essayer la puissance. « Fort bien ! vous êtes libre, monsieur Mouck, vous êtes libre de quitter mes États immédiatement, sans mot dire à personne et sans regarder derrière vous. Une heure de retard, un mot d’indiscrétion à qui que ce soit, et je vous fais écorcher vif. Allez ! »
« Et ce beau jugement rendu, les babouches et le petit bâton furent précieusement enfermés sous triple serrure par le roi lui-même, tout enchanté du succès de sa fourbe et jouissant par avance des plaisirs qu’il allait se procurer à l’aide de ses deux talismans.
« Pendant ce temps, Mouck gagnait la frontière, le ventre creux et tirant le pied. Il était redevenu aussi pauvre qu’à son départ de la maison paternelle ; mais alors du moins il pouvait rejeter sur la fortune contraire sa misérable condition, tandis qu’à présent il n’en devait accuser que sa niaiserie, sa sottise, sa stupidité ! Ainsi pensait tout bas le pauvre Mouck, et des regrets lui montaient au cœur en songeant au beau rôle qu’il eût pu jouer à la cour avec un peu plus d’adresse et de savoir-faire. Par bonheur, le royaume duquel il était chassé n’était pas des plus vastes, et au bout de huit heures de marche il en atteignit les confins, encore bien qu’habitué au secours de ses babouches merveilleuses, il eût été forcé de s’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine.
« Mouck avait été toujours tout droit jusque-là. Mais, dès qu’il eut franchi la frontière et qu’il ne fut plus talonné par la peur d’être poursuivi et rattrapé, il se jeta hors de la grande route et s’enfonça dans un bois qui bordait le chemin, avec l’intention de se fixer désormais dans ce lieu et d’y vivre solitaire, tant ses dernières aventures lui avaient inspiré la haine et l’horreur des hommes !
« En errant à travers les arbres, il rencontra une jolie clairière. Un frais ruisseau, coulant sans bruit sur un lit de cresson, traversait cet endroit que bordaient de tous côtés des figuiers au tronc noueux, au large feuillage, et dont les fruits abondants, pleins, colorés, semblaient inviter la main du voyageur à les cueillir. Ces figues étaient si belles qu’elles eussent fait venir l’eau à la bouche d’un homme bien repu ; à plus forte raison devaient-elles éveiller la sensualité du pauvre Mouck, dont l’estomac criait la faim depuis la matinée.
« En un clin d’œil il en eut englouti une douzaine. Elles étaient délicieuses, et Mouck ne se souvenait pas d’avoir jamais mangé de meilleurs fruits.
« Lorsqu’il fut à demi rassasié, il éprouva le besoin de se rafraîchir, et se coucha à plat ventre au bord du ruisseau afin d’y boire ; mais aussitôt il se rejeta en arrière par un violent soubresaut, épouvanté, l’œil hagard et comme s’il eût vu au fond de l’eau quelque hideux reptile.
« Il demeura un instant comme pétrifié ; puis le courage lui revint avec la réflexion : « Eh ! non, » se dit-il, « c’est impossible, je suis le jouet de quelque hallucination. » Et se rapprochant du ruisseau, il allongea lentement au-dessus de l’eau sa tête énorme, qui lui apparut alors, bien distinctement, ornée de deux immenses oreilles d’âne, tandis que son nez se projetait en avant de sa face semblable au grouin d’un tapir.
« Mes yeux me trompent, » s’écria Mouck éperdu, et il saisit sa tête à deux mains : ses oreilles avaient plus d’une demi-aune, et son nez s’allongeant toujours le faisait horriblement loucher. « C’est bien fait ! s’écria-t-il enfin avec amertume, c’est bien fait ! je me suis comporté comme un âne stupide, je mérite d’avoir les oreilles d’âne ! » Et, brisé par la fatigue de la route non moins que par le désespoir de sa hideuse métamorphose, il se laissa tomber sur le gazon, où il finit par s’endormir d’épuisement et de lassitude.
« Au bout d’une heure environ il se réveilla, sollicité par les murmures de son estomac, et se mit à chercher aux environs s’il ne trouverait pas quelque chose de plus substantiel que des figues à se mettre sous la dent. Mais il eut beau tourner, retourner, aller, venir, battre le bois de long en large, il lui fut impossible de découvrir autre chose que des figues et toujours des figues. Il est vrai qu’elles étaient d’espèces différentes, les unes vertes, les autres jaunes, celles-ci rougeâtres, celles-là violettes. Faute de mieux, Mouck dut se contenter de cette variété dans son ordinaire, et, comme il avait goûté déjà les violettes, il en cueillit une belle douzaine de vertes, qu’il trouva d’ailleurs non moins savoureuses que les premières.
« Il se dirigeait vers le ruisseau pour arroser d’une lampée d’eau fraîche son frugal repas, quand soudain il s’arrêta, retenu par l’idée de se retrouver encore face à face avec son ignoble portraiture. Il voulut essayer du moins de fourrer sous la calotte de son turban les oreilles monstrueuses qui décoraient son chef et s’élevaient à droite et à gauche de sa grosse tête, pareilles à deux minarets flanquant le dôme d’une mosquée ; mais ses mains eurent beau explorer tout le pourtour de sa coiffure, elles n’y trouvèrent plus trace d’oreilles. Tremblant de joie, il courut au ruisseau et constata avec une indicible satisfaction que sa tête avait repris son aspect ordinaire.
« Mais le petit Mouck n’était point de ces esprits légers qui voient s’accomplir un phénomène sous leurs yeux et profitent de ses conséquences ou les subissent sans chercher à s’en rendre compte.
« Examen fait des circonstances qui avaient précédé et suivi sa métamorphose, il fut convaincu qu’elle devait tenir aux figues qu’il avait mangées, les unes provoquant le développement horrifique de nez et d’oreilles dont il avait été victime et les autres étant comme l’antidote des premières.
« Continuant à méditer sur cette aventure, Mouck, reconnut que son bon génie lui mettait encore une fois dans la main le moyen de faire fortune ou de rattraper à tout le moins ce qu’il avait laissé échapper.
« Il cueillit donc des figues violettes et des vertes autant qu’il en put tenir dans son manteau, dont il fit une sorte de bissac qu’il jeta sur son épaule ; et, chargé de la sorte, il reprit le chemin du pays qu’il venait de quitter. À la première ville qu’il rencontra, il revêtit un déguisement afin de n’être point inquiété dans sa marche, et poursuivit sa route sans s’arrêter jusqu’à la capitale où résidait le roi.
« On était précisément en un temps de l’année où les fruits mûrs sont encore rares ; et Mouck, qui connaissait les habitudes du palais, ne doutait pas que ses figues n’attirassent la vue des pourvoyeurs de Sa Majesté, très-friande de primeurs de toute sorte. En effet, il venait à peine de s’installer sur la grande place, au milieu des autres marchands, qu’il vit arriver du plus loin le chef des cuisines et le majordome qui faisaient leur ronde accoutumée. Ils avaient passé déjà devant la plupart des étalages sans que rien eût paru les satisfaire, lorsque leurs regards tombèrent enfin sur la corbeille de figues du petit Mouck.
« À la bonne heure ! s’écria le majordome, voici qui est digne de la table du roi. Combien veux-tu de toute ta corbeille ? » demanda-t-il au faux marchand.
« Celui-ci demanda un prix modéré qui lui fut accordé sans débat, et le majordome ayant remis la corbeille aux mains d’un esclave pour la porter au palais, il poussa plus loin afin de continuer son inspection.
« Cependant Mouck, son marché conclu, avait jugé à propos de s’esquiver afin d’aller se préparer au nouveau rôle qu’il avait encore à jouer pour mener à bien le dénoûment de cette aventure.
« Le soir du même jour, il y avait grand gala au palais : on fêtait le vingtième anniversaire de l’avènement du roi au trône. Le maître d’hôtel s’était surpassé et Sa Majesté avait daigné à plusieurs reprises lui en témoigner sa satisfaction, lorsque apparurent au milieu d’un dessert choisi, les superbes figues de Mouck, s’élevant en pyramide dans une riche corbeille en filigrane d’or.
« Ce fut un cri d’admiration universelle à cette vue, et le roi, qui avait épuisé déjà toutes ses formules laudatives à propos des mets servis précédemment, détacha de son propre bonnet son grand ordre de la Fourchette, et voulut en décorer lui-même son maître d’hôtel, qui reçut à genoux cette précieuse distinction.
« Sa Majesté ordonna ensuite galamment que l’on présentât la corbeille à la reine ainsi qu’aux princesses ses filles, et s’étant servi lui-même, il abandonna le reste aux autres convives, parmi lesquels se trouvaient tous les princes de sa famille, mêlés aux grands fonctionnaires de l’État.
« L’un de ces derniers, le grand mufti, qui se piquait d’éloquence, avait réservé pour ce moment le discours qu’il était dans l’habitude d’adresser au roi à cette époque, discours toujours le même et que le roi écoutait toujours avec le même sérieux ; mais ce jour-là, à peine le grand mufti eut-il déroulé son papier et prononcé le « Grand roi » sacramentel du début, qu’il entendit des rires étouffés éclater tout autour de lui.
« L’orateur ne laissa pas d’abord que d’être passablement interloqué par cet étrange accueil fait à sa rhétorique officielle ; mais, après qu’à son tour il eut promené ses regards sur ses voisins, il se mit à pouffer comme eux, et ce ne fut plus alors dans toute la salle qu’un formidable éclat de rire.
« Du reste, si l’accès fut violent, il dura peu. Chacun des convives, en voyant les oreilles de ses voisins, éprouva le besoin de s’assurer de l’état des siennes, et tous s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient rien à s’envier les uns aux autres à l’endroit de ce cartilage. Quant aux oreilles du roi, elles s’étaient si majestueusement allongées que le grand mufti lui-même ne semblait à côté de lui qu’un ânon, encore bien qu’il en portât plus d’un bon pied par-dessus son bonnet.
« Grande fut la désolation de la cour en se voyant accoutrée de la sorte. On manda aussitôt le ban et l’arrière-ban des médecins ; et tous ensemble et chacun séparément furent consultés sur ce cas extraordinaire, qu’ils ne purent guérir en aucune façon, mais sur lequel ils glosèrent d’ailleurs fort savamment.
« Un chirurgien ingénieux se présenta alors, qui proposa tout simplement de couper tout ce qui excédait la longueur ordinaire, et s’offrit de refaire des nez et des oreilles présentables au goût des personnes qui voudraient bien l’honorer de leur confiance. Mais tous trouvèrent le remède pire que le mal, hors la princesse Amarza, qui ne pouvait se consoler de la perte de son petit nez rosé et de ses oreilles mignonnes si finement ourlées. Mais hélas ! ce fut en vain quelle affronta l’horrible opération, la pauvre enfant ! L’acier s’était à peine éloigné de son visage délicat qu’oreilles et nez avaient repoussé de plus belle.
« Sur ces entrefaites on vint annoncer au roi qu’un vieux derviche demandait à lui parler et qu’il se faisait fort de remédier à l’affreux accident dont se désolait la cour.
« Qu’on l’amène sur l’heure, » dit le roi.
« Un vieux petit homme tout ratatiné par l’âge, enveloppé dans une large robe noire, coiffé d’un turban pyramidal, et dont la longue barbe blanche descendait jusqu’aux pieds, fut introduit par les esclaves avec force salamalecs.
« Le mal qui t’a frappé, toi et les tiens, » dit-il au roi, « n’est point un mal naturel et que puissent atteindre les remèdes ordinaires de la médecine. Ce doit être la punition de quelque grand crime commis par toi jadis, et pour lequel tu auras négligé de faire les expiations voulues. Avec la grâce d’Allah, je puis te guérir cependant, je puis vous guérir tous ; et pour t’en donner une preuve, vois ! »
« Tout en parlant, le derviche s’était approché de la princesse Amarza, qui se tenait toute honteuse en un coin et s’efforçait de dissimuler sa laideur en plongeant son visage dans ses deux petites mains.
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