Tout en payant maître Kaloum-Bek ; elle lui demanda s’il n’avait pas là un garçon pour l’accompagner et porter ses marchandises chez elle. « Dans une demi-heure, je vous les enverrai, répondit Kaloum-Bek ; il m’est impossible de vous satisfaire auparavant, à moins que vous ne consentiez à prendre à vos frais un commissionnaire étranger.
– Non, vraiment ! maître Kaloum-Bek, s’écria la dame, et, pour un marchand en réputation, vous n’êtes qu’un ladre et votre boutique est fort mal tenue. Non, vous dis-je, je ne veux pas prendre un commissionnaire de place. Votre devoir, d’après les usages et les règles du commerce, vous oblige à me faire porter mon paquet chez moi, et j’exige qu’il en soit ainsi.
– Mais veuillez attendre seulement une petite demi-heure, très-noble dame, dit le marchand d’un air piteux, en se tortillant avec l’embarras le plus comique ; tous mes garçons sont en course pour l’instant.
– Voilà vraiment une piètre boutique, dans laquelle il ne reste seulement pas un valet, dit l’impatiente acheteuse. Mais que fait là ce grand fainéant ? ajouta-t-elle en se tournant du côté de Saïd ; allons ! viens, jeune drôle. Prends mon paquet et suis-moi.
– Halte-là ! halte-là ! s’écria Kaloum-Bek ahuri ; celui-là est mon enseigne vivante, mon annonceur, mon aimant ! il ne doit pas quitter le seuil de ma porte.
– Qu’est-ce à dire ? répliqua la dame avec dédain, tout en jetant son paquet sur les bras de Saïd et sans se soucier des cris du petit vieux. Voilà un beau marchand, en vérité ! et de belles marchandises, qui ne se recommandent pas suffisamment par elles-mêmes, et qui ont besoin d’un grand dadais de cette espèce pour les faire valoir ! Allons, en route, jeune homme ! tu ne perdras pas ton temps d’ailleurs, et je te promets une bonne récompense.
– Cours-y donc ! au nom d’Ariman et de tous les diables ! murmurait en même temps Kaloum-Bek à l’oreille de son commis. Vole et reviens aussi vite que possible ; la vieille fée ameuterait contre moi tout le bazar, si je refusais plus longtemps de la satisfaire. »
Saïd suivit l’exigeante vieille, qui marchait à travers les rues et se glissait dans la foule d’une allure beaucoup plus légère qu’on n’aurait dû l’attendre de son âge. Elle s’arrêta enfin devant une magnifique maison située dans un quartier retiré ; elle frappa un coup, aussitôt les portes s’ouvrirent à deux battants et laissèrent voir un riche escalier de marbre que la vieille dame gravit lestement en faisant signe à Saïd de prendre le même chemin. Ils arrivèrent ainsi dans une salle vaste et haute, et décorée avec un luxe et une élégance jusque-là inconnus à Saïd. La vieille dame se laissa tomber comme épuisée de fatigue sur un moelleux divan qui occupait tout le fond de la salle ; elle fit signe au jeune homme de déposer son paquet, et, après l’avoir gratifié d’une petite pièce d’argent, elle lui ordonna de s’éloigner.
Il était déjà à la porte, lorsqu’une voix douce et harmonieuse cria : « Saïd ! » Étonné d’entendre prononcer son nom dans un endroit où il ne se savait connu de personne, le jeune commis se retourna soudain. Une dame merveilleusement belle, entourée d’une foule d’esclaves et de jeunes filles, était assise sur le divan à la place de la vieille acheteuse du bazar. Saïd, stupéfait d’étonnement, muet d’admiration, ne put que croiser ses bras sur sa poitrine, et s’incliner profondément devant cette ravissante apparition.
« Saïd, mon cher enfant, dit la dame ou plutôt l’enchanteresse, je déplore beaucoup les tristes accidents qui t’ont conduit à Bagdad, et cependant c’était la seule ville marquée par le sort pour le rachat de ta destinée, s’il arrivait que tu quittasses ta ville natale avant tes vingt ans accomplis. Saïd, as-tu encore ton petit sifflet ?
– Si je l’ai ? certes ! s’écria joyeusement le jeune homme en tirant de son sein la chaîne d’or qui soutenait le joyau. Mais… vous-même… noble dame, et sa voix tremblait d’émotion, ne seriez-vous pas la bonne fée qui m’a fait ce cadeau le jour de ma naissance ?
– Oui, j’étais l’amie de ta mère, répondit la fée, et je veux également être la tienne aussi longtemps que tu resteras toi-même un bon et noble cœur. Ah ! que ton père (mais ces gens raisonnables n’en font pas d’autres !), que ton père n’a-t-il écouté les naïfs conseils de sa femme ! tu aurais évité bien des traverses.
– Eh bien ! c’est qu’il en devait être ainsi, répliqua gaiement Saïd, sans plus se plaindre du passé ; mais, très-gracieuse fée, daignez atteler un bon vent de nord-est à votre char de nuages, prenez-moi à vos côtés, et dans deux minutes nous serons à Balsora auprès de mon bon vieux père. J’attendrai là patiemment, je vous le promets, que les six mois qui restent encore à courir jusqu’à ma vingtième année soient entièrement écoulés. »
La fée sourit légèrement. « C’est fort bien parlé, mon pauvre Saïd, dit-elle avec un soupir ; mais hélas ! cela n’est pas possible. Je ne puis, à présent que tu as quitté ta patrie, faire pour toi aucun prodige. Tant que tu seras au pouvoir de Kaloum-Bek, je ne pourrai te délivrer ; il est lui-même sous la protection d’une fée puissante, ta plus terrible ennemie.
– Quoi ! je n’ai pas seulement une bonne fée, demanda Saïd, mais une mauvaise aussi ? Eh bien ! que m’importe, après tout ! Puisque je vous ai retrouvée, ô ma noble protectrice, je ne redoute plus la maligne influence de l’autre, et, si vous ne pouvez encore m’arracher de ses griffes, il vous est permis, du moins je l’espère, de m’aider de vos conseils. Ferais-je pas bien, dites-moi, d’aller trouver le calife, de lui raconter mon aventure et d’implorer son secours ? C’est un homme sage et juste, et il me défendra contre les méchancetés de Kaloum-Bek.
– Oui, il est vrai, Haroun est un sage, mais il est homme, dit la fée en soupirant : il se fie à son chambellan Messour comme à lui-même, et il a raison, car il a souvent éprouvé Messour et l’a toujours trouvé fidèle. Malheureusement le chambellan, à son tour, accorde à son ami Kaloum-Bek une confiance semblable, et en cela il a tort ; car le marchand est un très vilain homme, quoiqu’il soit le parent de Messour. Kaloum-Bek est un homme pétri d’astuce. Aussitôt de retour ici, prévoyant ce qui pourrait arriver, il a bâti sur toi je ne sais quelle fable qu’il a débitée à son cousin ; celui-ci l’a redite au calife, qui veut être informé sur l’heure de tout ce qui se passe dans la ville, et tu peux facilement t’imaginer que le portrait qu’on a fait de toi dans cette circonstance n’est rien moins que flatté. En sorte, mon pauvre Saïd, que, lors même que tu pourrais obtenir l’entrée du palais d’Haroun, tu y serais fort mal reçu, car le prince et son ministre sont prévenus contre toi et ne croiraient pas un mot de ta trop véridique histoire.
– Mais c’est abominable, dit Saïd attristé ; me voilà donc forcé d’être encore six grands mois le garde-boutique de cet odieux Kaloum-Bek ! Ne pourriez-vous du moins, bonne fée, me concéder une grâce ? J’ai été élevé au métier des armes, et le plus grand plaisir que je connaisse, c’est un beau tournoi dans lequel on s’escrime vigoureusement avec des lances, des javelines et des épées émoussées. Les jeunes gens les plus distingués de cette ville se livrent chaque semaine à des joutes de ce genre ; mais il faut un riche costume, et surtout il faut n’être pas de condition servile, pour pouvoir entrer dans la lice. Un garçon de bazar en serait ignominieusement chassé. Si donc vous daigniez faire seulement, ô ma belle protectrice, que je pusse trouver ici chaque semaine un cheval, des habits, des armes, et que mon visage ne pût être reconnu…
– Bien cela, interrompit la fée. Ton désir est d’un noble jeune homme. Le père de ta mère était le plus brave guerrier de toute la Syrie, et son esprit paraît revivre en toi.
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