Remarque donc bien cette maison ; chaque semaine tu trouveras ici un cheval et deux valets équipés, des habits convenables, des armes, et enfin une eau dont il suffira de quelques gouttes sur ton visage pour te rendre méconnaissable à tous les yeux. Et maintenant, Saïd, mon gentil protégé, adieu ! Sois patient ; que la prudence et la vertu t’accompagnent toujours ! Et surtout, quelque épreuve qu’il te reste encore à supporter, ne désespère jamais : si grandes que puissent être les misères humaines, la bonté d’Allah est plus grande encore. »

Le jeune homme prit congé de la fée avec de grandes protestations de dévouement et de respect, et, après avoir examiné soigneusement la maison et la rue, il reprit le chemin du bazar.

Il y arriva juste à temps pour tirer son patron d’une situation passablement critique. Un rassemblement tumultueux s’était formé devant la boutique du marchand, qui paraissait avoir un débat très-vif avec deux individus. Une bande d’enfants effrontés, attirée par le bruit, gambadait autour du bonhomme en poussant des huées, en lui faisant des grimaces, et les plus hardis venaient jusque dans ses jambes le tirailler par ses vêtements, ce dont les passants paraissaient s’égayer fort. Voici ce qui avait amené cette scène grotesque :

Pendant l’absence de Saïd, Kaloum avait pris la place de son jeune commis sur le seuil de sa boutique. Mais personne ne s’arrêtait et ne faisait attention aux agaceries du vieux singe. Sur ces entrefaites, deux hommes entrèrent dans le bazar et le parcoururent plusieurs fois dans tous les sens, en promenant leurs yeux de tous côtés comme s’ils cherchaient quelque chose. Leurs regards vinrent à tomber sur Kaloum-Bek. Celui-ci, qui les observait depuis leur entrée et qui avait remarqué leur embarras, voulut essayer de le mettre à profit. Il leur cria donc de sa voix la plus insinuante : « Par ici ! mes beaux seigneurs, par ici ! que cherchez-vous ? Vous trouverez chez moi tout ce que vous pouvez désirer : beaux châles, beaux voiles, beaux tapis, beaux…

– Bonhomme, dit l’un des deux interpellés en interrompant Kaloum, il est inutile de t’enrouer à crier. Tes marchandises peuvent être toutes fort belles, ainsi que tu l’annonces, mais nos femmes sont d’humeur bizarre et capricieuse, et il est de mode aujourd’hui à Bagdad de ne se fournir de voiles qu’auprès du beau Saïd. C’est lui que nous cherchons depuis une heure sans pouvoir parvenir à le trouver. Indique-nous-le donc si tu le peux ; nous ferons des acquisitions chez toi un autre jour.

– Allah ! Allah ! Allah ! s’écria joyeusement Kaloum-Bek, le Prophète vous a précisément conduits devant sa porte. Vous cherchez le beau jeune commis pour lui acheter des voiles ? Entrez donc, mes seigneurs, c’est ici sa boutique. »

Sur ce propos, l’un des deux hommes éclata de rire au nez de Kaloum-Bek ; mais l’autre, s’imaginant qu’il osait se railler d’eux, ne voulut pas demeurer en reste avec lui, et se mit à l’accabler d’injures. Hors de lui de dépit, Kaloum appela ses voisins et les adjura de témoigner qu’il n’y avait pas dans tout le bazar une autre boutique que la sienne connue sous le nom du Magasin du beau Marchand ; mais les voisins, qui lui en voulaient et le jalousaient à cause de sa vogue récente, prétendirent ne rien savoir de cela, et les deux hommes, s’avançant alors sur le vieux hâbleur, comme ils l’appelaient, s’apprêtèrent à lui infliger une correction manuelle qui lui apprît à adresser mieux une autre fois ses inconvenantes plaisanteries. Kaloum, empêtré dans ses châles et ses voiles, qu’il redoutait surtout de voir déchirer dans la bagarre, ne pouvait se défendre qu’imparfaitement. Dans l’espoir d’attirer du secours, il se mit à pousser des hurlements lamentables qui eurent bientôt amassé devant sa boutique une foule énorme, mais parmi laquelle il ne trouva pas un défenseur. Le personnage étant connu de la moitié de la ville pour un ladre fieffé et un maître fripon, tous les assistants se réjouissaient au contraire de le voir malmener. Déjà l’un des deux hommes l’avait empoigné par la barbe, lorsque, saisi lui-même par un bras vigoureux, il fut enlevé de terre et renversé avec tant de violence, que son turban roula sur le sol tandis que ses pantoufles volaient au loin.

La foule, qui vraisemblablement eût applaudi le coup s’il se fût agi de Kaloum-Bek, fit entendre des murmures de mécontentement. Le compagnon du terrassé promena autour de lui des regards furieux, cherchant qui avait osé porter la main sur son ami ; mais en se trouvant face à face avec un grand garçon bien découplé, à l’œil de feu, à la mine hardie, il jugea prudent de ne pas envenimer les choses par trop de susceptibilité, et tendant la main à son ami pour l’aider à se relever, ils s’éloignèrent tous deux du plus vite qu’ils purent, et sans acheter ni châles ni voiles du beau commis qui venait de se faire connaître à eux d’une façon si désagréable.

« Ô la perle des commis ! Soleil du bazar ! s’exclamait Kaloum en entraînant le jeune homme dans son arrière-boutique. Par Allah ! voilà ce que j’appelle arriver à temps et mettre à propos la main à la pâte. Dix minutes plus tard, et de ma vie je n’aurais eu besoin de barbier pour me peigner et me parfumer la barbe ! Comment pourrai-je te récompenser ? »

Cependant le cœur et la main de Saïd n’avaient fait qu’obéir dans cette circonstance à un mouvement de compassion involontaire. Ce premier sentiment passé, il se repentait presque d’avoir épargné au vieux drôle une bonne correction. Une douzaine de poils de barbe de moins, pensait-il, l’eussent rendu pour douze jours doux et traitable. Néanmoins il chercha à mettre à profit les favorables dispositions du marchand et il lui demanda, pour récompense du service qu’il lui avait rendu, de lui accorder toutes les semaines une soirée de liberté. Kaloum y consentit. Il savait bien que le jeune homme était trop sensé pour essayer de s’enfuir sans argent et sans ressources d’aucune sorte.

Saïd avait obtenu ce qu’il voulait. Le mercredi suivant, qui était le jour où les jeunes gens des familles nobles se réunissaient sur une des places publiques de la ville pour se livrer à leurs exercices guerriers, il prévint son patron qu’il désirait disposer librement de sa soirée, et se dirigea en toute hâte vers le logis de sa protectrice. À peine eut-il touché le marteau de la porte, qu’aussitôt elle s’ouvrit toute grande. Les domestiques paraissaient attendre son arrivée ; car, sans qu’il eût besoin d’exprimer un désir, ils l’invitèrent à monter le bel escalier de marbre et l’introduisirent dans une chambre magnifique.