Là, ils lui présentèrent d’abord dans une aiguière d’argent l’eau à laver qui devait le rendre méconnaissable. Saïd en baigna légèrement son visage et, s’étant regardé ensuite dans un miroir de métal poli, il put à peine se reconnaître lui-même : son teint s’était fortement bruni, une belle barbe noire encadrait son visage, et il paraissait au moins dix années plus que son âge.
Cela fait, les esclaves le conduisirent dans une seconde chambre où l’attendait un costume complet et d’une richesse extrême. Outre un turban du plus fin tissu, surmonté d’une aigrette de plumes rares que rattachait une agrafe de diamants ; outre un ample cafetan de soie rouge, brodé et passementé d’or, Saïd trouva là une cotte de mailles si artistement travaillée, que, bien qu’elle se prêtât à tous les mouvements du corps, elle était en même temps assez solide pour que ni lance ni épée ne pût l’entamer. Un glaive de Damas, plongé dans un élégant fourreau de velours, complétait l’équipement guerrier de notre héros. Sa toilette achevée, il se dirigeait vers la porte, lorsqu’un esclave noir lui remit un fin mouchoir de soie de la part de la maîtresse du logis. Elle lui faisait dire en même temps qu’il lui suffirait de s’essuyer légèrement le visage avec ce tissu magique pour voir disparaître aussitôt sa couleur brune et sa barbe.
Trois chevaux superbement harnachés piaffaient dans la cour de la maison. Saïd s’élança sur le plus beau et le plus fougueux des trois, ses écuyers montèrent les deux autres, et tous ensemble prirent le chemin du tournoi. La réunion était composée des plus nobles et des plus vaillants jeunes hommes de Bagdad ; et parmi eux ne dédaignaient pas de se ranger, pour courir ou rompre des lances, les frères mêmes du calife. Lorsque Saïd se présenta à la barrière, le fils du grand vizir galopa à sa rencontre avec quelques-uns de ses amis et, après avoir salué courtoisement le jeune homme, il l’invita à se mêler à leurs jeux, en le priant de vouloir bien faire connaître son nom et sa patrie. Saïd, ne jugeant pas à propos de rompre dès ce moment son incognito, répondit simplement qu’il se nommait Almanzor et venait du Caire ; qu’il était en voyage pour se rendre à la Mecque, mais qu’on lui avait tant vanté la vaillance et l’habileté aux armes des jeunes gens de Bagdad, qu’il n’avait pas hésité, très-amoureux lui-même de semblables exercices, à se détourner de sa route pour venir prendre part à leurs jeux, s’ils voulaient bien y consentir.
L’aisance et la bonne grâce de Saïd-Almanzor le firent aussitôt bienvenir des jeunes gens. Sans lui demander de plus amples explications, ils lui présentèrent une lance et l’invitèrent à choisir son camp, la société tout entière se partageant en deux bandes qui devaient jouter l’une contre l’autre d’abord par masses, et ensuite seul à seul.
Mais, si l’extérieur séduisant de Saïd avait dès le début fixé l’attention sur lui, ce fut bien autre chose encore lorsqu’il eut pu faire montre de sa merveilleuse adresse. Son cheval était plus rapide qu’un oiseau, et son épée brillait dans sa main ainsi qu’un éclair ; il maniait sa lance comme il eût fait d’une plume, et, malgré les réactions de son coursier, ses flèches volaient au but aussi sûrement que si ses pieds eussent été fermement posés sur le sol. Après avoir accompli quelques passes brillantes mêlé à ses compagnons, Saïd parut seul dans la lice et combattit, c’est-à-dire vainquit successivement les plus renommés champions du camp opposé, ce qui lui valut l’honneur insigne d’être proclamé d’une commune voix le maître des joutes.
Le lendemain, on ne parlait dans tout Bagdad que du jeune et bel étranger. Tous ceux qui l’avaient vu, sans excepter même ceux qu’il avait vaincus, ne tarissaient pas sur ses nobles manières, son élégance, sa bravoure, etc. Ce fut pendant huit jours l’unique objet des conversations des oisifs, et plus d’une fois l’oreille charmée de Saïd put recueillir son propre éloge jusque dans la boutique de Kaloum-Bek. On ne regrettait qu’une seule chose, c’est que personne ne connût la demeure du noble Almanzor ; mais ce mystère, dont paraissait s’envelopper le jeune cavalier, ne faisait qu’ajouter encore à l’attrait qu’inspirait sa personne en irritant la curiosité.
Au prochain tournoi, notre héros trouva dans la maison de la fée un costume et une armure plus magnifiques encore que le premier jour. Cette fois, la moitié de Bagdad se pressait aux abords de la lice, et le calife lui-même voulut voir la joute de l’un des balcons de son palais. Comme tout le monde, il admira l’adresse de Saïd, et, quand les jeux furent terminés, il daigna passer de sa royale main au cou du jeune vainqueur une lourde chaîne d’or, en témoignage de sa vive satisfaction.
Depuis plus de quatre mois Saïd émerveillait Bagdad de ses prouesses, lorsqu’un soir, comme il regagnait son logis après les joutes, il entendit des voix dont l’accent le frappa. Devant lui quatre hommes marchaient à pas lents, en paraissant se consulter l’un l’autre. Saïd continua d’avancer et tout à coup il reconnut, non sans un certain saisissement, que ces hommes s’entretenaient dans le dialecte mystérieux de la horde de Sélim. Il pensa sur-le-champ, connaissant leurs habitudes, qu’ils n’étaient entrés dans la ville que pour y commettre quelque vol, et son premier mouvement fut de s’éloigner en toute hâte de pareils bandits ; mais en songeant qu’il lui serait peut-être possible d’entraver leurs mauvais desseins, il changea d’idée et se glissa au contraire encore plus près d’eux dans l’espoir d’éventer leur complot.
« Rue du Bazar, dit l’un deux, paraissant répéter une indication à ses acolytes ; cette nuit, avec le vizir.
– Bon ! dit un autre, le vizir ne m’effraye pas ! le bonhomme me fait l’effet d’un médiocre batailleur ; mais le calife, c’est une autre affaire : il est jeune, lui, et doit être bien armé ; sans compter qu’il a sans doute autour de lui, ou du moins à très-courte portée, dix ou douze gardes du corps ?
– Pour cela non, repartit un troisième ; toutes les fois qu’on l’a rencontré et reconnu la nuit, il était toujours seul avec le grand vizir ou son premier chambellan. Il n’y a donc aucune crainte à avoir, et nous pouvons facilement cette nuit nous emparer de sa personne, mais bien entendu sans lui faire aucun mal.
– Certes, reprit le premier, sa mort pourrait nous coûter trop cher ! il vaut bien mieux d’ailleurs le tenir à merci, nous en tirerons la rançon que nous voudrons. Voici donc le plan que je proposerais, moi, pour arriver à nos fins sans danger : occuper le calife en face par une attaque feinte, et, pendant ce temps, le coiffer par derrière d’un bon filet qui nous le livre sans défense. Je ne parle pas de son compagnon ; le vieux singe a fait pendre assez des nôtres pour que nous puissions bien à notre tour nous passer la fantaisie d’étrangler un vizir.
– Oui, c’est cela, dirent les trois autres en riant aux éclats de cette brutale saillie : de sa vie, le vieux Sélim n’aura accompli une aussi belle expédition. Eh bien ! c’est dit, à onze heures, rue du Bazar, » ajoutèrent-ils à mi-voix. Et se séparant aussitôt, ils s’éloignèrent dans diverses directions.
Épouvanté de ce qu’il venait d’entendre, Saïd ne songea tout d’abord qu’à une seule chose : courir au palais du calife et l’avertir du danger qui le menaçait. Mais, tout en marchant, les paroles de la fée lui revinrent en mémoire : il se rappela ce qu’elle lui avait dit des mauvais renseignements qu’on avait transmis au calife sur son compte ; il réfléchit qu’on allait se moquer de sa déclaration peut-être, ou bien encore affecter d’y voir uniquement la tentative audacieuse d’un aventurier pour s’insinuer auprès d’Haroun. Et si, pour le punir d’en savoir plus long que la police, on allait l’arrêter, le retenir en prison !… Saïd suspendit sa course et, tout bien pesé, il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se fier à sa bonne épée pour délivrer personnellement le calife des mains des voleurs.
Au lieu donc de regagner la maison de Kaloum-Bek, notre héros s’assit sur les marches d’une mosquée et attendit là que la nuit fût tout à fait close. Il se dirigea alors vers la rue du Bazar, et ayant avisé, environ vers son milieu, une encoignure assez profonde formée par la saillie d’une maison, il s’y cacha du mieux qu’il put. Au bout d’une heure à peu près, son œil, tendu vers l’entrée de la rue, aperçut deux ombres qui s’avançaient de son côté d’une allure prudente et circonspecte.
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