Saïd croyait déjà que c’était le calife et son grand vizir, quand l’un des promeneurs nocturnes ayant frappé légèrement dans ses mains, deux autres accoururent aussitôt à pas de loup d’une petite rue qui longeait le bazar. Les quatre hommes, les quatre voleurs, car c’était eux à n’en pas douter, chuchotèrent un moment et se séparèrent. Trois d’entre eux vinrent se poster non loin de Saïd, tandis que le quatrième, faisant le guet, se promenait de long en large, de manière à pouvoir signaler du plus loin à ses compagnons l’approche des personnages qu’ils attendaient.
À peine une demi-heure s’était-elle écoulée que des pas retentirent dans la direction du bazar. Le guetteur poussa un cri convenu, et soudain les trois brigands s’élancèrent de leur cachette. Mais aussitôt, tirant son glaive de fin acier de Damas, Saïd se précipita sur les voleurs avec la rapidité de la foudre en criant d’une voix formidable : « À mort ! à mort ! les ennemis du grand Haroun ! » Et du premier choc il en étendit un à ses pieds. Deux autres étaient occupés à contenir et à désarmer le calife, qu’ils avaient réussi à coiffer de leur terrible filet ; Saïd fondit sur eux sans leur laisser le temps de se reconnaître, et prit si bien ses mesures que d’un seul et même coup il réussit à trancher la corde du filet et le poignet de l’un des brigands. Au cri que poussa le mutilé en s’affaissant sur ses genoux, celui de ses compagnons qui luttait contre le vizir s’empressa d’accourir de son côté pour le secourir ou le venger ; mais le calife, qui grâce à Saïd était parvenu à se dépêtrer enfin de la corde qui l’étranglait, le brave Haroun put alors se mêler à la lutte, et tirant vivement son poignard, il le planta jusqu’à la garde dans la gorge de ce nouvel assaillant. Le quatrième voleur s’était enfui ; la place était libre : le combat tout entier n’avait pas duré plus d’une minute.
« Par Allah ! l’aventure est étrange ! s’écria le calife en s’avançant vers notre héros, et cette audacieuse attaque et ton intervention si soudaine et si heureuse m’étonnent également. Mais comment sais-tu qui je suis, et comment as-tu appris les criminels projets de ces misérables ?
– Commandeur des croyants, répondit Saïd, je suivais ce soir la rue El Malek ; ces hommes étaient devant moi et s’entretenaient dans une langue étrangère que j’ai eu l’occasion d’apprendre autrefois : ils complotaient de te faire prisonnier et de tuer ton grand vizir. Le temps me manquait pour te faire parvenir un avis. Me trouver moi-même à l’endroit où ils devaient t’attendre, c’est tout ce que je pouvais. J’y suis venu, et, avec l’aide de Dieu, j’ai réussi à déjouer les embûches des méchants.
– Merci ! noble jeune homme, dit Haroun ; mais le lieu est peu propice aux longs discours. Prends cet anneau et viens demain me le rapporter au palais ; nous causerons alors plus à loisir de cette aventure et de toi-même, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour toi. Allons ! vizir, partons ! la place n’est pas sûre, et le drôle qui s’est échappé pourrait bien ramener contre nous une troupe nouvelle. C’en est assez pour cette nuit ; demain nous éclaircirons tout cela ! »
Ainsi dit Haroun. Mais, avant de s’éloigner avec son maître, le grand vizir s’approcha à son tour de Saïd, et déposant dans ses mains une lourde bourse : « Prends toujours cela en attendant mieux, lui dit-il ; demain nous nous reverrons, je l’espère ; mais aujourd’hui est à nous, demain est à Dieu ! »
Ivre de joie, Saïd ne fit qu’un saut jusqu’à la maison de son patron. Il y fut reçu avec un déluge d’injures par l’avide marchand, qui croyait déjà que son commis s’était enfui, et qui supputait, tout en maugréant, les sommes que son départ allait lui faire perdre.
Cependant le jeune homme, qui avait jeté un regard dans la bourse et l’avait trouvée richement garnie, laissait Kaloum-Bek épancher sa bile tout à son aise, sûr qu’il était désormais de pouvoir reprendre le chemin de Balsora quand il le voudrait. Le marchand s’arrêta enfin de lassitude. Alors, et sans daigner lui donner la moindre explication au sujet de sa longue absence, Saïd se contenta de déclarer nettement et brièvement au vieux dogue qu’il eût à chercher un autre commis, que pour lui il était las de ses insolences et de ses grossièretés, et qu’il prétendait s’en aller sur l’heure. « Tu peux d’ailleurs, ajouta-t-il en jetant au boutiquier un regard de souverain mépris, tu peux garder les gages que tu m’avais promis ; je te tiens quitte de tout payement : adieu ! »
Il dit et gagna la porte aussitôt, sans que Kaloum-Bek, muet d’étonnement, songeât à s’y opposer.
Mais le lendemain, le marchand, qui avait réfléchi toute la nuit sur sa mésaventure, fit battre la ville dans tous les sens par ses garçons de magasin afin de découvrir le fugitif. Longtemps leurs recherches furent vaines. À la fin cependant, l’un des coureurs revint et dit qu’il avait vu Saïd sortir d’une mosquée et entrer dans un caravansérail : « seulement, ajouta-t-il, il est complètement changé et porte maintenant un riche costume de cavalier. »
En entendant cela, Kaloum-Bek se répandit en imprécations et s’écria : « Il faut qu’il m’ait volé, le misérable, pour être ainsi vêtu ! » Et sans perdre de temps, il courut à la direction de la police. Comme il était connu là pour un parent de Messour, le premier chambellan, il ne lui fut pas difficile d’obtenir quelques agents avec un ordre pour arrêter Saïd. Celui-ci était assis devant un caravansérail et causait tranquillement, avec un marchand qu’il venait de rencontrer, des occasions que l’on pouvait avoir pour se rendre à Balsora, lorsque soudain il se vit enveloppé par une bande d’argousins qui, en dépit de ses cris et de sa résistance, lui lièrent les mains derrière le dos, et se bornèrent à répondre à ses questions, qu’ils agissaient en vertu de la loi et d’après la plainte de son légitime seigneur et maître Kaloum-Bek. Sur ces entrefaites, le petit monstre arriva, et, tout en raillant et persiflant Saïd sur son évasion manquée, il fouillait dans ses poches, dont il retira tout d’un coup, à la stupéfaction de tous les assistants et à la sienne propre, une longue bourse de soie toute gonflée d’or.
« Voyez ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, voyez ce qu’il m’a soustrait, le maître filou ! » Là-dessus les gens que cette scène avait amassés se détournèrent avec horreur du jeune homme, en se disant l’un à l’autre : « Qui aurait pu croire cela, avec son air candide ? – Voyez donc, c’est le beau commis du bazar ! – Si jeune et si corrompu ! – Quel petit serpent ! » Et tous ensemble de hurler : « Chez le cadi ! chez le cadi ! qu’il reçoive la bastonnade ! »
Le cadi accueillit rudement le voleur supposé. Saïd voulait s’expliquer, mais il lui fut enjoint de se taire et de laisser d’abord interroger le plaignant.
Le juge, se tournant alors vers le marchand, lui représenta la bourse et lui demanda s’il la reconnaissait pour sienne et si l’or qu’elle contenait lui avait été dérobé.
Kaloum-Bek le jura.
« C’est faux ! s’écria Saïd.
– Il ne suffît pas de nier, dit le juge d’un ton brusque : tous les voleurs en font autant. Peux-tu prouver que cet or t’appartenait légitimement ?
– Je l’en défie bien ! dit Kaloum, prévenant la réponse du jeune homme : il ne possédait rien quand je l’ai trouvé dans le désert ; depuis quatre mois qu’il est à mon service, je ne lui ai rien donné. Comment donc l’aurait-il acquis ?
– On m’en a fait don, répliqua Saïd.
– En guise de pourboire peut-être ? dit ironiquement Kaloum. La bonne folie ! et comme cela est vraisemblable ! Tu mentais mieux jadis. Et moi, je le jure encore, et mon serment vaut mieux que le tien, misérable aventurier ! cet or m’a été dérobé, et c’est en abusant de la confiance que je te témoignais que tu as réussi à tromper ma vigilance et à détourner peu à peu de ma caisse cette somme énorme.
– Il suffît, dit le juge, la cause est entendue.
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