Reprends ta bourse, Kaloum. » Et se tournant vers Saïd, il ajouta : « Aux termes d’une loi récente de Sa Hautesse, tout vol commis dans l’intérieur du bazar et s’élevant à cent pièces d’or emporte la peine du bannissement perpétuel dans une île déserte. Tu partiras demain, mon jeune drôle, avec une vingtaine d’honnêtes gens de ton espèce, pour le lieu de ton exil. En attendant, en prison ! »
Et tout fier du beau jugement qu’il venait de prononcer tout d’une haleine et sans ânonner, le cadi descendit de son tribunal et s’éloigna sans daigner écouter les cris et les supplications de Saïd, qui demandait instamment qu’on le conduisit devant le calife, Sa Hautesse pouvant seule entendre, disait-il, les explications qu’il avait à donner. Mais l’unique réponse qu’obtinrent ses prières, ce fut un haussement d’épaules du juge, accompagné d’un ricanement de Kaloum-Bek, et le malheureux jeune homme resta livré aux mains des stupides chiaoux, qui l’entraînèrent à coups de bâton vers la felouque qui devait l’emporter le lendemain.
Dans un étroit espace, et si bas qu’on ne pouvait s’y tenir debout, vingt hommes étaient entassés déjà, étendus pêle-mêle sur une paille fétide, ainsi qu’un ignoble bétail. L’entrée de notre héros, qu’ils croyaient un des leurs, fut saluée par eux de hourras frénétiques entremêlés d’injures et d’imprécations grossières contre le juge et le calife ; mais en y apercevant la noble physionomie du jeune homme et les pleurs silencieux qui baignaient son visage, désolé, ils reconnurent que celui-là n’était pas de leur bande, et dès lors ils lui tournèrent le dos avec une pitié méprisante.
Tel était le lieu, tels étaient les hôtes au milieu desquels Saïd venait d’être plongé. Du reste, ainsi que l’avait annoncé le juge, la felouque démarra le lendemain et commença de suivre le courant du Tigre pour de là gagner le golfe Persique et la mer des Indes.
Une fois par jour seulement on descendait dans la cale un baquet de riz gâté et une cruche remplie d’une eau saumâtre ; c’était toute la nourriture des prisonniers, et, si dégoûtante qu’elle fût, Saïd dut se résigner à en prendre sa part pour ne pas mourir de faim.
Il y avait plus d’une semaine déjà qu’ils naviguaient ainsi, lorsqu’un matin les malheureux captifs se sentirent plus rudement secoués qu’à l’ordinaire dans leur geôle flottante. Les vagues battaient avec fureur les flancs du vaisseau, et l’on entendait courir çà et là sur le pont d’une façon désordonnée. Soudain une secousse terrible se fit sentir et fut suivie aussitôt d’un sinistre craquement : le navire avait touché.
« Malédiction ! l’eau nous envahit, s’écria dans le même moment l’un des prisonniers ; et tous ensemble frappèrent à coups redoublés aux écoutilles, afin de les faire ouvrir ; mais aucune voix ne leur répondit, rien ne bougea au-dessus d’eux.
Ils essayèrent alors, à l’aide de leurs vêtements, de calfater la voie d’eau qui s’était ouverte dans les parois du vaisseau ; mais la brèche était trop large, leurs moyens trop restreints pour qu’ils pussent y parvenir ; et la mer continuait de monter à vue d’œil dans l’étroit espace qui les tenait enfermés. Quelques minutes encore et ils périssaient tous, lorsqu’enfin, par un suprême effort, ils réussirent à faire sauter la porte de leur tombeau.
Ils s’élancèrent tumultueusement au haut de l’escalier ; mais, en arrivant sur le pont, ils le trouvèrent complètement désert : tout l’équipage s’était sauvé dans les embarcations. À cet aspect, un immense cri de rage s’échappa de la poitrine des déportés, comme un rugissement de bêtes fauves, et troublés jusqu’à la démence par l’idée de la mort, ces êtres dégradés ne songèrent plus alors qu’à chercher dans l’orgie l’oubli de leur situation. Éperdus, ivres, n’ayant plus conscience de ce qui se passait autour d’eux, ils riaient, chantaient, dansaient ou se roulaient sur le pont, au milieu des barriques défoncées et des bouteilles vides, lorsque la tempête, redoublant d’effort, arracha enfin le navire de l’écueil sur lequel il s’était échoué, l’enleva comme une plume légère sur la crête d’une vague, et presque au même moment le rejeta en débris à l’abîme.
Saïd, cependant, plus sage que ses compagnons, et sachant contempler la mort sans forfanterie et sans lâche terreur, avait réussi à se cramponner au grand mât au moment où le navire s’en alla en mille pièces. Les vagues, toujours courroucées, le faisaient rouler ça et là, au hasard, et par instants le submergeaient entièrement ; mais, grâce à son habileté dans la natation et surtout à son indomptable énergie, notre héros finissait toujours par revenir à la surface. Il nageait ainsi depuis une demi-heure, toujours en danger de mort, lorsqu’en appuyant sa main sur sa poitrine oppressée de fatigue, il sentit rouler sous ses doigts son petit sifflet d’argent.
Bien souvent déjà et bien cruellement le pauvre Saïd avait été déçu par son prétendu talisman. Il se ressouvint cependant de la parole de la fée : Ne désespère jamais ! et demandant à ses poumons épuisés tout le souffle qu’ils pouvaient contenir, il porta le sifflet à ses lèvres… Un son clair et perçant retentit, dominant le bruit de la tempête, et soudain, ô miracle ! les flots s’apaisèrent, et la mer, tout à l’heure troublée jusqu’au fond de ses abîmes, fut en un clin d’œil unie comme une glace.
À peine Saïd avait-il eu le temps de reprendre haleine et de jeter autour de lui un regard d’exploration, qu’il lui sembla que le mât sur lequel il était assis se dilatait et s’agitait sous lui d’une étrange façon, et il ne put se défendre d’un certain effroi en reconnaissant qu’il n’était plus à cheval sur un morceau de bois inerte, mais sur un énorme poisson de l’espèce des dauphins. Il ne tarda pas à se remettre cependant, et, quand il vit que son aquatique coursier nageait rapidement, il est vrai, mais régulièrement, sans secousses et toujours à fleur d’eau, il n’hésita plus à attribuer cette merveilleuse transformation à l’appel de son sifflet et à l’influence de la bonne fée, à laquelle il adressa alors à travers les airs mille remercîments enflammés.
Le dauphin filait sur la plaine humide avec une telle rapidité qu’avant la fin du jour Saïd aperçut la terre et reconnut l’embouchure d’un large fleuve dans lequel le dauphin pénétra aussitôt. Mais, à ce moment, notre héros commença à ressentir des tiraillements d’estomac qui lui rappelèrent qu’il n’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. « Si j’essayais encore la puissance de mon talisman ! » pensa-t-il ; et tirant un son aigu de son sifflet, il souhaita d’avoir sur l’heure un bon repas. À l’instant même, le dauphin s’arrêta, et, du fond de l’eau, portée sur la queue d’un poisson arrondie en volute, surgit une table chargée des mets les plus exquis. Pas n’est besoin de dire qu’elle était aussi peu mouillée que si depuis huit jours elle eût été exposée au soleil. Notre héros s’en donna à cœur joie ; nous savons à quel ordinaire insuffisant et misérable il avait été soumis pendant sa captivité : il avait besoin de reprendre des forces. Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, il remercia encore la bonne fée, comme il avait fait précédemment, ne doutant pas que ses paroles ne lui parvinssent, puisque son oreille subtile savait entendre de si loin son sifflet ; la table replongea, et, sans qu’il fût besoin de nouveau souhait de la part de Saïd, le dauphin se remit en route.
Le jour commençait à baisser, quand, sur la rive droite du fleuve, un château d’une architecture à la fois élégante et grandiose apparut aux regards du jeune homme. Il n’avait pas eu le temps d’exprimer le désir de s’y arrêter, qu’il s’aperçut que son poisson se dirigeait précisément de ce côté.
Sur la terrasse de la maison on apercevait deux hommes en riche costume ; des esclaves nombreux se pressaient sur le rivage, et tous, maîtres et serviteurs, suivaient d’un œil curieux les mouvements de notre héros et battaient des mains d’admiration. Le dauphin s’arrêta au pied d’un escalier de marbre blanc qui, de la rivière, où venaient baigner ses derniers degrés, conduisait au château par une allée plantée d’arbres rares. Une demi-douzaine d’esclaves s’élancèrent au-devant de Saïd afin de l’aider à prendre terre, et l’invitèrent de la part de leur maître à se rendre au château. Le jeune homme les suivit et trouva sur la terrasse du palais deux hommes de haute mine qui le reçurent avec affabilité et courtoisie.
« Qui donc es-tu ? merveilleux étranger, lui demanda le plus jeune des deux ; comment te nomme-t-on, toi qui sais apprivoiser et conduire les monstres des mers comme le meilleur écuyer son cheval de bataille ? Es-tu un enchanteur ou un homme comme nous ? parle.
– Seigneur, répondit Saïd, je ne suis qu’un simple mortel, mais dont la destinée a traversé d’étranges crises dans ces derniers temps, et si vous pouvez y prendre quelque intérêt, je vous en ferai le récit volontiers.
– Parle ! nous sommes avides de t’entendre. »
Saïd se mit alors à raconter à ses hôtes toute l’histoire de sa vie, et cette prodigieuse succession de catastrophes qui étaient venues fondre sur lui depuis le moment où il avait quitté la maison de son père jusqu’au naufrage auquel il avait échappé le matin même d’une manière si miraculeuse. Tandis qu’il parlait, il put remarquer plusieurs fois sur le visage de ses auditeurs des signes de profond étonnement. L’épisode de l’embuscade nocturne dressée par les brigands contre le calife, et dont l’adresse et la bravoure de Saïd avaient réussi à le tirer, cet épisode en particulier parut émouvoir beaucoup les deux hommes et leur arracha des cris d’admiration ; mais, lorsque le jeune homme eut achevé son récit, celui qui l’avait interrogé déjà et qui paraissait le maître de la maison, reprenant la parole à son tour, lui dit vivement : « Quelque étranges que soient tes aventures, Saïd, je les crois vraies du premier mot au dernier ; il y a dans ton regard et dans tout ton air un accent de franchise qui ne saurait tromper. Mais enfin, s’il se rencontrait des incrédules qui te demandassent des preuves matérielles, ne pourrais-tu leur en fournir quelqu’une ? Tu nous disais tout à l’heure que le calife t’avait remis un jour une chaîne d’or à la suite d’un tournoi, et qu’après l’attaque des brigands il t’avait fait don d’un anneau ; ne pourrais-tu du moins représenter ces objets ?
– Les voici ! répondit Saïd, en tirant de son sein la chaîne et l’anneau.
– Par la barbe du Prophète ? c’est bien cela ! c’est bien mon anneau ! s’écria le plus grand des deux hommes. Grand vizir ! notre sauveur est devant nous ! »
Mais Saïd, se prosternant aussitôt : « Pardonne-moi, dit-il, commandeur des croyants, d’avoir osé te parler comme je l’ai fait ; j’ignorais que je fusse devant le noble Haroun-al-Raschid, le tout-puissant calife de Bagdad.
– Oui, je suis le calife et ton ami sincère et dévoué, répondit Haroun en embrassant le jeune homme. Dès maintenant tes tribulations sont finies : je t’emmène à Bagdad, et j’entends que désormais tu n’aies pas d’autre demeure que mon propre palais. »
Saïd remercia le calife de ses bontés et lui promit de se conformer à son désir, mais seulement après qu’il aurait été revoir son vieux père, qui devait être en grande inquiétude à son sujet.
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