Haroun approuva cette résolution du jeune homme et loua hautement le sentiment qui la lui dictait. Peu après, ils montèrent tous à cheval et reprirent le chemin de Bagdad, où ils rentrèrent à la nuit tombante.

Le lendemain, Saïd se trouvait précisément auprès du calife avec le grand vizir, lorsque Messour, le premier chambellan, entra dans la salle et dit : « Commandeur des croyants, daigneras-tu permettre à ton serviteur de solliciter une grâce de Ta Hautesse ?

– De quoi s’agit-il ! demanda Haroun.

– Mon bon et cher cousin Kaloum-Bek, un des plus fameux marchands du bazar, vient de venir me trouver, reprit Messour ; il a une singulière contestation avec un homme de Balsora, dont le fils a été son commis. Ce garçon s’est enfui de chez mon cousin après l’avoir volé, et l’on ne sait où il est à présent. Le père, cependant, veut que Kaloum lui rende son fils ; et comment le pourrait-il faire, puisqu’il n’est plus chez lui ? Mon cousin fait donc appel au soleil de ta justice, et il invoque ta haute intervention pour le délivrer des obsessions de l’homme de Balsora.

– Oui, je jugerai ce différend, dit le calife. Dans une demi-heure que ton cousin soit ici avec l’homme contre lequel il réclame.

– Par Allah ! mon cher Saïd, s’écria Haroun quand Messour se fut éloigné, les choses s’arrangent d’elles-mêmes, et voici une affaire qui ne pouvait arriver plus à propos. Tu voulais partir pour Balsora afin d’aller embrasser ton vieux père, il est à Bagdad ; je me proposais de punir Kaloum-Bek, et c’est le traître lui-même qui accourt au-devant du châtiment ! Certes, il faut reconnaître dans ce concours d’événements la direction divine. Mais, puisque le sort a bien voulu que j’apprisse de la manière la plus inespérée comment tout s’est passé, je veux rendre ici un jugement digne du grand roi Salomon. Toi, Saïd, cache-toi derrière les draperies de mon trône jusqu’à ce que je t’appelle ; et toi, grand vizir, fais mander au plus vite le trop empressé et trop partial cadi : je veux l’interroger moi-même. »

Le cœur de Saïd battit bien fort dans sa poitrine lorsqu’il vit Benezar, le visage pâle et vieilli encore par le chagrin, entrer d’un pas chancelant dans la salle de justice. Il se sentait une envie immodérée de courir à lui et de se jeter dans ses bras en criant : « Me voici, pauvre père ! sèche tes pleurs ; ton Saïd est retrouvé. »

L’entrée de Kaloum-Bek vint donner un autre tour à ses idées. Celui-ci, la mine assurée, la démarche superbe, se prélassait aux côtés de son cousin le chambellan, avec lequel il chuchotait en ricanant et en clignotant de ses petits yeux ternes. La vue de ce misérable jeta Saïd dans une telle colère qu’il eut toutes les peines du monde à ne pas s’élancer de sa cachette pour lui sauter à la gorge et l’obliger à confesser sur l’heure ses perfidies infâmes.

Après que le calife Haroun eut pris place sur son trône, le grand vizir ordonna de faire silence, et demanda d’une voix haute qui se présentait comme plaignant devant son maître.

Le front cuirassé d’impudence, Kaloum-Bek s’avança et dit : « Il y a quelques jours, je me trouvais sur le seuil de ma boutique du bazar, lorsqu’un crieur, tenant une bourse à la main, s’arrêta devant ma porte et cria : « Une bourse d’or à celui qui pourra donner des nouvelles de Saïd de Balsora ! » Ce Saïd avait été précisément un de mes commis ; j’appelai donc le crieur : « Par ici, par ici, camarade, je puis gagner la bourse. » Cet homme… (et d’un geste dédaigneux il indiqua Benezar), cet homme, qui me fatigue présentement de ses réclamations, accompagnait le crieur. Il s’avança alors vers moi d’un air amical et me pria de lui dire ce que je savais de son fils. Je m’empressai de lui raconter dans quelles circonstances je l’avais trouvé au milieu du désert, comment je l’avais secouru, soigné, hébergé, et comment enfin je l’avais ramené avec moi à Bagdad. En entendant cela, il me remit sur-le-champ la bourse promise. Mais voyez, noble calife, quelle est la folie de cet homme ! Lorsque, pour compléter les renseignements qu’il demandait, je lui dis que son fils avait travaillé chez moi, mais qu’il s’y était mal conduit, qu’il m’avait volé et s’était enfui de ma maison, il refusa de me croire ; il m’injuria, m’accusa d’imposture, et voilà plusieurs jours déjà qu’il me poursuit et me fatigue de ses plaintes, en me réclamant à la fois son fils et son argent. Or, je ne puis et ne dois lui rendre ni l’un ni l’autre ; car l’argent m’appartient pour la nouvelle que je lui ai donnée, et, quant à son méchant garnement de fils, est-ce donc à moi de le retrouver ? »

Benezar prit la parole à son tour. Il représenta son fils comme un noble et fier jeune homme, incapable de l’action indigne dont on l’accusait, et il adjura le calife de daigner provoquer à cet égard une enquête minutieuse auprès de tous les gens qui l’avaient connu.

« Cela sera fait s’il en est besoin, » dit le calife. Puis, se tournant vers Kaloum-Bek : « N’as-tu pas dénoncé le vol comme c’était ton devoir ?

– Eh ! sans doute, s’écria le marchand ; j’ai traduit mon voleur devant le cadi.

– Qu’on introduise le cadi ! » dit Haroun.

À la stupéfaction de tous, celui-ci entra sur-le-champ, comme s’il eût été transporté là par quelque charme, et, sur la demande du calife, il déclara se rappeler parfaitement l’affaire dont il s’agissait.

« Tu as interrogé le jeune homme ? demanda Haroun ; a-t-il avoué son crime ?

– Je l’ai interrogé, seigneur, mais je n’ai pu obtenir de lui un aveu précis et formel : il prétendait ne pouvoir s’expliquer que devant Votre Hautesse.

– Je ne me souviens pas de l’avoir vu, dit le calife.

– Pourquoi aurais-je satisfait à son désir ? répondit le juge : s’il fallait écouter de pareils drôles, c’est par bandes qu’on devrait les amener chaque jour au pied du trône de Votre Hautesse.

– Tu sais que mon oreille est ouverte à tous, objecta le calife avec sévérité ; mais sans doute le crime était tellement avéré qu’il n’était pas besoin d’amener le jeune homme à mon tribunal. Et toi, d’ailleurs, Kaloum, tu as produit certainement des témoins irrécusables du vol dont tu te plaignais ?

– Des témoins ? répondit le marchand, ne pouvant dissimuler un léger trouble ; des témoins ? non. Comme on dit, seigneur, vous savez, rien ne ressemble plus à une pièce d’or qu’une autre pièce d’or. Quels témoins aurais-je donc pu produire pour établir que l’or volé avait été détourné de ma caisse ?

– Mais alors à quoi donc as-tu reconnu que la somme t’appartenait ? demanda le calife.

– À la bourse qui la renfermait, répondit le marchand.

– Tu l’as sur toi, cette bourse ? poursuivit Haroun.

– La voici ! dit Kaloum-Bek en la tendant au vizir pour la faire passer au calife.

– Mais, s’écria le vizir jouant d’étonnement, que vois-je ! cette bourse est à toi, dis-tu, chien maudit ? et moi j’affirme qu’elle m’appartenait et que je l’ai donnée avec son contenu, une centaine de pièces d’or environ, à un brave jeune homme qui m’avait secouru dans un danger pressant.

– En jurerais-tu ? demanda le calife en se tournant vers son ministre.

– Certes ! par ma place au paradis ! répondit le vizir. Je ne saurais la méconnaître, d’ailleurs ; c’est ma fille elle-même qui l’a brodée.

– Tu as donc mal jugé, cadi ? dit Haroun ; mais, puisqu’il n’existait ni preuves ni témoins d’aucune sorte, qu’est-ce donc qui t’a pu faire croire que la bourse appartenait au marchand ?

– Il me l’a juré, dit le juge, commençant à s’effrayer de la tournure que prenaient les choses.

– Ainsi, tu as fait un faux serment ! s’écria le calife d’une voix de tonnerre en s’adressant au marchand, qui se tenait devant lui tremblant et blême.

– Allah ! Allah ! gémit celui-ci, je ne voudrais pas donner un démenti au seigneur grand vizir ; assurément, sa parole est digne de foi ; mais cependant… peut-être… cela s’est vu… on se trompe quelquefois. Ah ! traître Saïd ! je donnerais mille tomans pour qu’il fût ici ! il faudrait bien qu’il confessât son crime !

– Qu’as-tu donc ordonné de ce Saïd ? demanda le calife au juge ; où se trouve-t-il à cette heure ?

– D’après la loi, balbutia le juge, j’ai dû le condamner au bannissement perpétuel dans une île déserte.

– Ô Saïd, mon enfant, mon pauvre enfant ! » gémit le malheureux père éclatant en sanglots.

Mais Kaloum, criant plus haut que tout le monde, répétait avec des gestes d’un désespoir extravagant : « Oui, mille tomans, dix mille ! je les donnerais pour que Saïd fût là.

– Parais donc, Saïd ! s’écria le calife, et viens confondre tes accusateurs. »

À ce cri, à la vue du jeune homme, le marchand et le cadi demeurèrent pétrifiés comme s’ils se fussent trouvés en présence d’un fantôme ; roulant les yeux çà et là d’un air hagard, essayant de parler et ne faisant entendre que des sons inarticulés, ils tombèrent à genoux enfin et frappèrent le pavé de leur front. Mais le calife, poursuivant son interrogatoire avec une inflexible rigueur : « Kaloum ! Saïd est devant toi ; t’avait-il volé ?

– Non ! non ! grâce ! hurla le misérable.

– Cadi, tu invoquais la loi tout à l’heure : la loi ordonne d’entendre tout accusé, quel qu’il soit et qui que ce soit qui l’accuse ; elle ordonne surtout de ne condamner que des coupables. Quelle preuve avais-tu de la culpabilité de Saïd ?

– Le témoignage de Kaloum-Bek seulement ; je m’en étais contenté parce que c’est un homme notable.

– Eh ! t’ai-je donc institué juge et placé au-dessus de tous pour n’écouter que les gens notables ? s’écria le calife dans un noble mouvement de colère. Je te bannis pour dix ans dans une île déserte. Tu réfléchiras là sur l’essence de la justice et sur les obligations qu’elle impose à ceux qui sont chargés de l’exercer.

« Quant à toi, misérable ! dit-il au marchand, vil et lâche coquin, qui recueilles et secours les mourants, non par commisération, mais pour en faire tes esclaves, tu offrais tout à l’heure de donner dix mille tomans si Saïd pouvait reparaître et porter témoignage ; tu vas payer cette somme sur-le-champ. »

Kaloum se réjouissait déjà de se tirer de cette méchante affaire à si bon marché, et il était sur le point de se prosterner pour remercier le calife de son indulgence, quand celui-ci ajouta : « En outre, et en punition de ton faux serment pour les cent pièces d’or, il te sera appliqué, avant de sortir de ce palais, cent coups de bâton sous la plante des pieds. » Une épouvantable grimace contracta les traits de Kaloum, « Ce n’est pas tout encore, poursuivit le calife : je laisse le choix à Saïd de prendre ta boutique tout entière avec toi pour porte-balle, ou bien de recevoir dix sultanins d’or pour chaque jour qu’il a passé indûment dans ton magasin.

– Laissez, laissez aller ce drôle, noble calife, s’écria le jeune homme ; je ne veux rien de ce qui lui appartient.

– Non, par Allah ! repartit Haroun. Je veux que tu sois indemnisé de tous les déboires que l’avarice de ce misérable t’a causés. Et puisque tu ne veux pas prononcer, je choisis pour toi les dix sultanins d’or par jour ; tu n’as qu’à faire le compte du temps que tu as passé dans les griffes de ce vampire. C’est l’amour de l’or qui l’a poussé au mal ; qu’il soit puni par la perte de son or ! » Et, sur un geste du calife, le marchand faussaire et le juge indigne furent entraînés par les gardes au milieu des huées de la foule.

Haroun conduisit alors Benezar et Saïd dans une salle plus retirée de son palais, et là, il voulut raconter lui-même au vieillard l’aventure étrange dans laquelle il avait appris à connaître la vaillance, l’adresse et le noble dévouement de Saïd.