Il lui restait encore deux jours pour réfléchir au rôle qu’il avait à jouer et pour s’y préparer ; mais sa mauvaise conscience le tourmentait en lui remettant sans cesse sous les yeux le châtiment auquel il s’exposait si sa fourbe était découverte : il risquait en effet, dans ce cas, de se faire empaler bel et bien, et à tout le moins d’être essorillé et bâtonné comme un vil larron.

À cette idée, Labakan sentait des frissons lui couler dans le dos ; mais l’envie démesurée qu’il avait de faire le prince l’emporta finalement sur sa peur, et il résolut de pousser l’aventure jusqu’au bout.

Tout en se livrant à ses réflexions, il s’était glissé, en tirant son cheval après lui, dans un petit bois de palmiers, afin d’attendre dans cette retraite l’heure marquée par le destin.

Cette heure sonna enfin ; et lorsque, le matin du quatrième jour, Labakan promena ses regards sur la plaine, ses yeux éblouis contemplèrent avec ravissement un groupe de tentes magnifiques dressées au pied du monticule qui supportait la colonne.

Sans perdre de temps, Labakan répara le désordre apporté dans sa toilette par les accidents du voyage, – car, pour un homme qui attachait au costume une importance si haute, ce détail n’était pas à négliger, – et, malgré les rumeurs sourdes qu’essayait encore de faire entendre sa conscience, il s’élança sur son cheval, ramassa toute sa bravoure et toute sa science hippique pour marcher d’un galop régulier, et poussa droit au monticule.

Au pied de la colonne un vieillard était assis. Des esclaves, des gardes, des officiers en riche costume l’entouraient respectueusement et, de même que leur maître, paraissaient attendre avec anxiété l’arrivée de quelqu’un. Tous se levèrent en apercevant Labakan. Celui-ci, cependant, dissimulant son trouble et son agitation dans une inclination profonde, se prosterna aux pieds du vieillard, auquel il présenta le kandjar d’Elfi-Bey, en murmurant d’une voix tremblante d’émotion : « Je suis celui que vous cherchez.

Loué soit le Prophète qui t’a sauvé ! répondit le vieillard avec des pleurs de joie ; viens dans mes bras ; viens ! que je baise ton front et que je te bénisse, mon très cher fils Omar. »

Ces paroles solennelles remuèrent bien quelque peu l’âme du garçon tailleur ; mais il s’était trop avancé pour reculer, et il se précipita en sanglotant dans les bras du vieux prince.

Il ne lui fut pas donné du reste de goûter longtemps sans inquiétude les délices de son nouvel état. Comme il se dégageait des bras du vieillard, il vit un cavalier accourir dans la plaine en se dirigeant vers la colline aussi vite que pouvait le lui permettre l’allure trébuchante de sa monture. Labakan n’eut pas besoin d’un second coup d’œil pour reconnaître son cheval Murva et le vrai prince Omar ; mais le détestable esprit du mensonge s’était insinué en lui et le poussa, quoi qu’il pût arriver, à soutenir audacieusement le rôle qu’il avait usurpé.

« Arrêtez ! s’écria le prince en atteignant épuisé le sommet de la colline ; arrêtez et ne vous laissez pas abuser par un infâme imposteur. C’est moi, moi seul, qui suis Omar ! »

À cette péripétie inattendue, un profond étonnement se peignit sur le visage des assistants, tandis que les regards du vieillard, errant de l’un à l’autre avec une anxiété toujours croissante, semblaient solliciter une indispensable explication.

Trop ému pour pouvoir parler, le prince Omar, appuyant ses deux mains sur son cœur, s’efforçait d’en comprimer les battements. Labakan profita de ce moment de répit, et d’un front d’airain et d’une voix hypocritement calme, il dit : « Gracieux seigneur et père, ne t’en laisse point imposer par cet homme-là : c’est, autant que je sache, un pauvre diable de garçon tailleur, une espèce de fou qui a la manie de se croire prince et qui mérite d’ailleurs bien moins notre colère que notre pitié. »

 

Ces paroles impudentes exaltèrent la colère du prince jusqu’à la fureur : écumant de rage, il voulait se précipiter sur Labakan ; mais des gardes s’élancèrent entre eux, et, sur l’ordre du vieillard, Omar fut étroitement garrotté.

Un moment, en se voyant soumis à cet indigne traitement, le malheureux jeune homme crut que réellement il allait devenir fou. Ses yeux injectés ne voyaient plus qu’à travers un nuage rougeâtre, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient à se rompre ; il allait expirer, si, par l’excès même de la douleur, une réaction ne s’était opérée, qui détendit subitement ses nerfs en rouvrant en lui la source des larmes.

Omar demeura dans une sorte de prostration pendant un assez long temps ; mais le vieux prince étant venu à passer à ses côtés, il ne put s’empêcher de lui crier en sanglotant : « Oui, oui ! mon cœur me dit que vous êtes mon père ! Oh ! je vous en conjure, par le souvenir de ma mère ! entendez-moi.

– Qu’Allah nous protège ! dit le vieillard en s’éloignant, voilà encore ce malheureux qui extravague. Comment donc d’aussi folles pensées peuvent-elles entrer dans la tête d’un homme ? »

Et, prenant le bras de Labakan, il descendit le coteau, en s’appuyant sur celui qu’il croyait son fils. Tous deux montèrent ensuite sur de magnifiques chevaux richement caparaçonnés, tandis que le malheureux prince était lié sur un des chameaux de l’escorte et mis dans l’impossibilité de faire aucun mouvement.

Le vieux prince dont l’amour paternel venait d’être ainsi trompé était Saaud, sultan des Méchabites. Après une vie déjà longue passée sans enfants, ses ardentes prières avaient été enfin exaucées : un fils lui était né ; mais les astrologues, consultés sur les destinées du jeune prince, avaient tiré cet horoscope : Que, jusqu’à sa vingt-deuxième année, le prince Omar serait en danger d’être supplanté par un rival ! » C’était alors que le vieux Saaud, espérant détourner ainsi les funestes conséquences de l’oracle, s’était résigné à confier son fils à son fidèle ami Elfi-Bey, afin qu’il le gardât auprès de lui et l’élevât dans l’ignorance de son véritable rang, jusqu’à sa vingt-deuxième année. Cette date passée, les conjonctions astrales redevenaient favorables au jeune prince et lui promettaient un règne long et prospère.

Tandis que le sultan racontait toute cette histoire à son prétendu fils, en chevauchant à ses côtés, Labakan s’habituait de plus en plus à son rôle de prince, et, quoique sa bouffissure fût toujours à peu près la même, il sut déployer un si bel aplomb en rentrant dans ses États, qu’aucun de ses sujets ne fut tenté de le prendre pour un prince de contre-bande.

Ce n’étaient de toutes parts, dans les villes et les villages qu’ils traversaient, qu’arcs de triomphes, illuminations, fantasias ; le sol était jonché de fleurs et de rameaux verts ; des tapisseries magnifiques décoraient le devant des maisons, et tout un peuple en délire remerciait à haute voix Allah et le Prophète du retour d’un si beau prince.

Cet appareil grandiose, cet enthousiasme populaire égaré chatouillaient d’ineffables délices l’incommensurable vanité du tailleur, en brisant le cœur du malheureux Omar, contraint d’assister, perdu dans la tourbe des domestiques, au triomphe menteur de son indigne rival. Nul ne s’inquiétait du triste prince au milieu de la joie universelle dont il était le véritable objet cependant ! Le nom d’Omar était dans toutes les bouches, et celui qui portait ce nom légitimement ne voyait aucun regard se détourner sur lui ! Tout au plus, de loin en loin, quelque bonne âme, ou plutôt quelque curieux désœuvré, demandait qui l’on conduisait ainsi garrotté ; et cette réponse tombait alors plus douloureuse que du plomb fondu dans l’oreille du prince :

« C’est un pauvre garçon tailleur qui a perdu l’esprit ! »

Au bout de huit jours de marche, l’expédition atteignit la capitale des États du sultan, où tout était préparé pour la réception des nobles voyageurs avec un faste plus grand encore que dans les autres villes.

La sultane Validé, femme d’un âge vénérable, attendait son époux et son fils au milieu de toute sa cour, dans la plus belle salle du palais. C’était le soir, et des milliers de lampes, enfermées dans des globes de cristal et suspendues dans les jardins, dans les escaliers, dans les galeries, faisaient de la nuit le jour, et, par leur éclat multicolore, donnaient à tout le palais un aspect féerique.

De même que son époux, la sultane n’avait pas revu son fils depuis le jour de sa naissance ; mais son image lui était apparue si souvent en rêve, et les traits toujours les mêmes sous lesquels il s’offrait à elle s’étaient imprimés si fortement dans son esprit, qu’elle eût voulu reconnaître entre mille l’enfant de ses entrailles.

Lors donc que Saaud, tenant Labakan parla main, s’approcha du trône de la sultane et lui dit :

« Voici que je te ramène l’enfant après lequel ton cœur a si longtemps soupiré ! »

La sultane, l’interrompant soudain avec un geste de violente répulsion :

« Celui-là, mon fils ? s’écria-t-elle ; non ! non ! ce ne sont pas là les traits que le Prophète m’a révélés. »

Saaud s’apprêtait à reprocher à la sultane sa folle superstition, quand les portes de la salle s’ouvrirent avec fracas et livrèrent passage au prince Omar, qui se précipita au milieu de l’assemblée, malgré les efforts de ses gardiens, qu’il entraînait après lui. Épuisé par la lutte qu’il venait de soutenir, il tomba au pied du trône : « Que je meure ici ! gémit-il d’une voix éteinte ; ordonne mon supplice, père cruel ! je ne saurais supporter plus longtemps cette ignominie.

Un trouble extrême suivit cette scène inattendue. De toutes parts on s’était jeté sur le malheureux prince, déjà ses gardiens l’avaient ressaisi et voulaient le garrotter de nouveau, lorsque la sultane, en proie à l’émotion la plus vive, s’élança de son trône en ordonnant aux gardes de s’éloigner. Ceux-ci obéissaient ; mais le sultan, enflammé de colère, leur cria d’une voix impérieuse : « Emparez-vous de ce maniaque. Moi seul, que tout le monde l’entende ! moi seul ai le droit de commander ici ! » Et se tournant vers les cheicks et les beys qui entouraient le trône, il ajouta en posant sa main sur l’épaule de Labakan : « Les songes d’une femme peuvent-ils entrer en balance contre des témoignages certains, infaillibles ? Celui-ci, je vous le répète, celui-ci est bien mon fils, car il m’a rapporté, selon qu’il était convenu, le poignard d’Elfi-Bey.

– Il me l’a volé ! rugit le jeune prince. J’ai rencontré ce fourbe sur ma route, je me suis laissé entraîner à lui raconter toute mon histoire, et le traître m’a supplanté. Hélas ! c’est ma naïve confiance qui m’a perdu ! »

Ces cris désespérés n’ébranlèrent pas le sultan. Les idées entraient difficilement dans sa tête ; mais, une fois qu’elles s’y étaient implantées, il était presque impossible de les en déloger. Il ordonna donc que le malheureux Omar fût entraîné de vive force hors de la salle, tandis que lui-même se rendait avec Labakan dans l’intérieur de ses appartements.

Cette aventure avait profondément ému la sultane. Quoique des preuves certaines lui manquassent, un secret pressentiment l’avertissait qu’un intrigant s’était emparé du cœur de son époux. Mais comment démasquer ce fourbe ? Comment arriver à la découverte de la vérité ? Comment parvenir surtout à ramener le sultan de son erreur ?

La sultane manda auprès d’elle tous les gens qui avaient accompagné son époux à la colonne d’El-Serujah, afin de se faire raconter en détail tous les incidents de la rencontre, et ensuite elle tint conseil avec ses plus fidèles esclaves. Plusieurs moyens furent successivement proposés et rejetés ; enfin une vieille et prudente Circassienne, nommée Melechsalah, prit la parole : « Si j’ai bien entendu, très-honorée maîtresse, le porteur du poignard prétendrait que celui que tu tiens pour ton fils est un pauvre garçon tailleur en démence, du nom de Labakan.

– Oui, c’est bien cela, répondit la sultane ; mais où veux-tu en venir ?

– Qu’en pensez-vous, maîtresse ? poursuivit Melechsalah ; si par un trait d’audace inouïe, cet imposteur, en même temps qu’il se substituait au prince Omar, avait affublé votre fils de son propre nom ?… Je ne sais ce qu’il faut en croire ; mais, s’il en était ainsi, il y aurait un moyen peut-être de découvrir la fraude et de forcer le faussaire à se déceler lui-même. » Melechsalah se pencha vers l’oreille de sa maîtresse, et lui dit tout bas quelques paroles qu’elle partit goûter, car elle se leva aussitôt pour se rendre auprès du sultan.

C’était une femme adroite et fine que la sultane : elle n’ignorait pas l’entêtement de son époux, mais elle connaissait bien aussi ses côtés faibles et savait en profiter. « Monseigneur, lui dit-elle, pardonnez à un premier mouvement dont je n’ai pu me rendre maîtresse. Pendant ces longues années d’attente ma pensée a volé bien souvent près de mon fils. Le bonheur de le voir m’étant refusé, j’essayais de tromper mon impatience maternelle en me le représentant tel que j’aurais voulu qu’il fût. Eh bien ! monseigneur, que vous dirai-je ? Celui que vous avez ramené n’a pas répondu tout d’abord à l’image que je m’étais faite ; j’ai craint… ne vous irritez pas, monseigneur ; c’est fini, je me rends, je vous crois et je suis prête à reconnaître devant tous pour mon fils le jeune homme qui vous a représenté le poignard d’Elfi-Bey.

– À la bonne heure donc ! dit le sultan radouci.

– Mais à une condition, se hâta d’ajouter la sultane ; et, prenant son ton le plus câlin : Je voudrais… dit-elle ; c’est une folie, un enfantillage, un caprice, mais j’y tiens, que vous importe après tout ? Je voudrais…, promettez que vous me l’accorderez.

– Soit ; mais quoi donc ? dit le sultan impatienté.

– Vous jurez d’accepter ma condition ?

– Je le jure : parlez.

– Je voudrais que le prince Omar et… et l’autre me donnassent auparavant une preuve de leur habileté.