Je ne demande pas qu’ils montent à cheval, qu’ils fassent de la fantasia ou qu’ils accomplissent quelque prouesse guerrière, non ; ces joutes sont dangereuses parfois et peuvent avoir des suites funestes. Je les veux soumettre, moi, à une épreuve d’un autre genre. Je veux qu’ils me fabriquent chacun un cafetan, afin de voir celui qui, pour me plaire, aura le mieux travaillé. »

Le sultan se prit à rire en haussant les épaules. « Voilà, ma foi, quelque chose de bien judicieux, s’écria-t-il. Et mon fils devrait rivaliser avec cet idiot de tailleur à qui fera le mieux un cafetan ? Non certes, cela ne sera pas.

– Monseigneur, vous avez juré !

– J’ai juré, j’ai juré, grommela le sultan, sans doute ; mais je vous avoue que je ne m’attendais pas à une pareille extravagance.

– Vous avez juré, monseigneur. »

Le sultan était esclave de sa parole ; il dut s’exécuter, mais non sans protester à part soi que, quel que fût le résultat de l’épreuve, cela ne modifierait en rien ses résolutions.

Le sultan se rendit lui-même auprès de celui qu’il appelait son fils, et le pria de se prêter à la fantaisie de sa mère, qui souhaitait, pour une fois, avoir un cafetan fabriqué de sa main, et promettait à ce prix de lui accorder ses bonnes grâces.

À cette nouvelle, le cœur bondit de joie au naïf Labakan. « Que je puisse me faire bien venir de la sultane mère, pensait-il, et alors il ne me manquera plus rien. »

Cependant deux chambres avaient été préparées, l’une pour le prince, l’autre pour le tailleur, et l’on avait seulement donné à chacun une pièce de soie de grandeur suffisante, des ciseaux, des aiguilles et du fil.

Le sultan était très désireux de savoir ce qu’aurait pu faire son fils en manière de cafetan ; mais le cœur battait bien fort aussi à la sultane : son stratagème réussirait-il ?

On avait accordé quarante-huit heures aux deux reclus pour accomplir leur tâche. Le troisième jour, Labakan sortit d’un air de triomphe, et déployant son cafetan aux regards étonnés du sultan : « Vois, cher père, dit-il, voyez, ma noble mère, si ce cafetan n’est pas un chef-d’œuvre ? je gagerais que le plus habile tailleur de la cour n’est pas capable d’en faire un pareil. »

La sultane sourit, et se tournant vers Omar : « Et toi, qu’apportes-tu ? lui dit-elle. »

Le jeune prince lança au loin la soie et les ciseaux, et d’un accent indigné : « On m’a appris, s’écria-t-il, à dompter un cheval, à manier un sabre, et ma flèche va droit au but qu’a marqué ma pensée ; mais que mes doigts se déshonorent à tenir une aiguille, non, jamais ! cela serait indigne vraiment d’un élève d’Elfi-Bey, le vaillant souverain du Caire.

– Oh ! toi, tu es bien le fils de mon époux et maître, s’écria la sultane enivrée ; viens, viens que je t’embrasse ; toi, je puis te nommer mon fils ! Pardonnez-moi, monseigneur, dit-elle en se tournant vers le sultan, pardonnez-moi la ruse que j’ai employée ; mais ne voyez-vous pas bien maintenant lequel est le prince, lequel est le tailleur ? »

Le sultan ne répondait rien. Le dépit et la colère se disputaient son âme ; mais sa dignité de maître et d’époux lui ordonnait de commander à ses sentiments. « Cette preuve est insuffisante, dit-il enfin. Mais si j’ai été abusé… – et tout en parlant il regardait fixement Labakan, qui faisait en ce moment une assez sotte figure, – si j’ai été abusé, il me reste, qu’Allah en soit béni ! un moyen sûr de le savoir et de pénétrer ce mystère. Qu’on m’amène mon cheval le plus rapide. Je ne tarderai pas à revenir ; mais, en attendant, que personne ne s’éloigne de ce palais. »

Non loin de la ville il existait une antique forêt, au fond de laquelle la tradition plaçait la demeure d’une bonne fée nommée Goulgouli, qui, à ce qu’on rapportait, avait déjà plus d’une fois assisté les sultans de ses conseils à l’heure du besoin.

C’était vers Goulgouli que se rendait le vieux Saaud.

Lorsqu’il fut arrivé au centre d’une vaste clairière tout entourée de cèdres géants, et qui passait généralement pour la retraite de la fée, le sultan mit pied à terre, et d’une voix forte il dit :

« S’il est vrai que jadis tu aies assisté mes ancêtres de tes bons conseils à l’heure de la nécessité, ne refuse pas, ô Goulgouli, d’accueillir la prière de leur descendant, et daigne me venir en aide aujourd’hui ! »

Le sultan avait à peine achevé de prononcer ces mots, que l’un des cèdres s’entrouvrit et livra passage à une toute mignonne figure de femme, voilée de longues draperies blanches.

« Je sais pourquoi tu viens à moi, sultan Saaud, dit la fée d’une voix fraîche et cristalline comme un timbre d’harmonica. Tes intentions sont droites et pures ; aussi te prêterai-je volontiers mon appui. Prends ces deux petites cassettes, et que chacun des deux jeunes gens qui prétendent à l’honneur de ton nom fasse choix librement de l’une d’elles. Le prince Omar, je le sais, et bientôt la preuve en sera sous tes yeux, trouvera dans celle qu’il aura désignée la confirmation de son haut rang, tandis que le contenu de la seconde décèlera l’imposteur. Va ! et que le Prophète daigne faire descendre sur ton front blanchi la rosée de ses consolations ! » Ainsi parla la fée voilée, et, après avoir, remis entre les mains du sultan deux coffrets d’ivoire enrichis d’or et de pierreries, elle s’évanouit dans l’air ainsi qu’une vapeur.

Le sultan demeuré seul se sentit pris d’un vif mouvement de curiosité à l’endroit des coffrets ; mais, bien qu’on n’y aperçût aucune trace de serrure, il ne put venir à bout cependant d’en soulever les couvercles. Entièrement semblables de grandeur et d’aspect, les coffrets ne se distinguaient d’ailleurs l’un de l’autre que par les inscriptions différentes qu’ils portaient, et qui étaient formées de diamants incrustés. On lisait sur l’un : HONNEUR ET GLOIRE ; sur l’autre : BONHEUR ET RICHESSE.

Aussitôt que la sultane eut entendu de la bouche de son époux le récit de sa visite à Goulgouli et la promesse de la bonne fée, son cœur tressaillit de joie. Confiante dans la protectrice des sultans, elle ne doutait pas que celui vers lequel un secret instinct l’attirait ne pût enfin fournir la preuve de sa royale extraction ; et des ordres furent donnés en toute hâte pour que l’épreuve eût lieu sur-le-champ, en présence de toute la cour et d’une manière solennelle.

Les deux coffrets ayant été déposés sur une table de porphyre, devant le trône du sultan, les émirs et les pachas vinrent se ranger autour de leur souverain. Lorsqu’ils eurent tous pris place, Labakan fut introduit.

Le drôle avait eu le temps de se remettre de son trouble, et, puisqu’il n’avait pas été chassé déjà ignominieusement, il se disait que la partie n’était pas encore perdue. Il s’avança donc d’un pas hautain à travers la salle, s’inclina devant le trône et dit : « Que m’ordonne mon seigneur et père ? »

Après que le sultan lui eut expliqué ce qu’il avait à faire, Labakan se dirigea vers la table et se mit à considérer les deux cassettes. Il hésita longtemps, ne sachant à laquelle s’arrêter. « Très-honoré père, s’écria-t-il enfin, il n’est pas à mes yeux de bonheur plus grand que celui d’être ton fils, et celui-là possède toute richesse qui jouit de ton amour. À moi donc la cassette qui porte : BONHEUR ET RICHESSE.

– Nous saurons tout à l’heure si tu as bien choisi, dit le sultan ; et se tournant vers un esclave, il ajouta : « Que l’autre soit amené ! »

Omar s’avança lentement : son visage était abattu, son regard attristé ; tout son être paraissait brisé par les émotions violentes qu’il avait eu à supporter depuis quelques jours, et son aspect excita l’intérêt de tous les assistants. Il se prosterna devant le trône du sultan et lui demanda de lui faire connaître sa volonté.

La nature et le but de l’épreuve à laquelle il était soumis lui ayant été révélés, Omar se releva et marcha vers la table qu’on lui indiquait.

Il lut attentivement les deux inscriptions, parut se recueillir un moment, et d’une voix douce et ferme il dit :

« Élevé sur les marches d’un trône, j’avais cru jusqu’ici à l’excellence de la fortune, à la permanence de ses dons. Hélas ! ces derniers jours m’ont appris combien est fragile le bonheur, combien passagère la richesse ! Mais ce que je sais aussi, poursuivit-il en relevant la tête et l’œil flamboyant, c’est que la poitrine du brave recèle un bien impérissable, l’honneur, et que l’étoile brillante de la gloire ne s’éteint pas avec celle de la félicité. Oui, dussé-je y perdre un trône, le sort en est jeté : HONNEUR ET GLOIRE, je vous choisis. »

Déjà sa main s’étendait vers la cassette dont la noble devise avait séduit son âme ; mais Saaud l’arrêta d’un geste et commanda en même temps à Labakan de se rapprocher de la table et d’attendre ses ordres.

Tandis que les deux rivaux se tenaient ainsi côte à côte, l’un dissimulant avec peine le malaise de sa conscience sous une audace affectée, l’autre attendant l’arrêt du sort avec une assurance modeste, le sultan s’était fait apporter un bassin d’argent tout rempli d’une eau limpide puisée à la fontaine sacrée de la Mecque, que les croyants nomment Zemzem. Il fit les ablutions consacrées, tourna son visage vers l’Orient et se prosterna trois fois en disant : « Dieu, mon père ! toi qui conserves depuis des siècles notre race pure et sans mélange, ne permets pas qu’un être indigne puisse souiller le sang des Abassides ; et que par ton secours mon fils, mon vrai fils, me soit révélé dans cette épreuve suprême ! »

Sur un signe du sultan, les deux jeunes gens portèrent la main sur les coffrets qu’ils avaient choisis, et les couvercles qu’aucun effort n’avait pu soulever jusque-là s’ouvrirent soudain d’eux-mêmes.

Dans le coffret d’Omar reposait, sur un coussin de velours nacarat, une petite couronne et un sceptre d’or en miniature.

Au fond de celui de Labakan, une longue aiguille de tailleur était couchée à côté d’un petit peloton de fil.

À cette vue, les yeux du sultan furent enfin dessillés et son intelligence reconnut ce que le cœur maternel avait pressenti du premier coup. Mais pour qu’il fût confirmé mieux encore que la main du Destin, et non l’aveugle hasard, avait déterminé le choix des coffrets, à peine le sultan eut-il touché la petite couronne qu’elle grandit, grandit toujours, jusqu’à ce qu’elle eût atteint enfin la dimension d’une couronne véritable. Le vieux Saaud la plaça alors de ses mains tremblantes sur la tête de son fils Omar, qui s’était agenouillé devant lui, et le relevant, il le baisa au front et le fit asseoir à ses côtés.

Se tournant ensuite vers Labakan, qui ne savait quelle contenance garder et tremblait dans sa peau dans l’attente du châtiment qu’il avait mérité : « Quant à toi, chien maudit, s’écria le sultan, tu périras sous le bâton !

– Grâce pour lui ! mon père, dit le prince Omar ; ne me refuse pas la première prière que je t’adresse, et que la joie de mon retour ne soit pas attristée par des supplices.

– Sois donc épargné, misérable, puisque ainsi le veut mon fils, reprit le sultan ; mais que le soleil levant ne te retrouve pas dans mes États, si tu ne veux servir de pâture aux corbeaux. »

Confus, anéanti comme il l’était, le pauvre garçon tailleur était incapable d’articuler une parole.