Lord John s’est levé et lui a serré la main.
– Tel est mon avis, à n’en pas changer un iota ! a-t-il déclaré. Allons, Challenger, c’est à vous de dresser le bilan ! Nous ne sommes pas des gens nerveux, vous vous en êtes aperçu. Mais quand, en fait de visite de week-end, il se trouve que nous tombons pile sur le jour du Jugement, nous avons bien droit à une miette d’explication. À quel danger avons-nous affaire ? Quelle est sa taille ? Et comment allons-nous l’affronter ?
Il se tenait bien droit dans la lumière de la fenêtre, et il avait posé ses deux mains sur les épaules de Summerlee. Moi, j’étais anéanti au fond d’un fauteuil ; une cigarette éteinte pendait de mes lèvres ; je me sentais dans cet état de demi-hébétude où les impressions se détachent bien. Peut-être s’agissait-il d’une phase nouvelle de l’empoisonnement : en tout cas mon excitation délirante était tombée pour faire place à un état d’esprit de langueur attentive. J’étais un spectateur. Rien de tout ceci ne semblait me concerner personnellement. Mais j’avais en face de moi trois hommes forts, et leur spectacle me fascinait. Challenger baissait les paupières, frappait sa barbe ; il allait parler. Je devinais qu’il pèserait soigneusement ses mots.
Il a commencé par demander :
– Quelles étaient les dernières nouvelles quand vous avez quitté Londres ?
J’ai pris la parole :
– Vers dix heures, j’étais à la Gazette. Un câble de Reuter venait d’arriver de Singapour ; il annonçait que l’épidémie était générale dans Sumatra, et que les phares n’avaient pas été allumés.
– Les événements depuis lors ont évolué assez rapidement, a-t-il déclaré en prenant sa pile de télégrammes. Je suis en contact serré avec les autorités et avec la presse ; aussi les nouvelles me parviennent-elles de divers côtés. En fait, tout le monde insiste beaucoup pour que je me rende à Londres ; mais je ne vois pas en quoi j’y serais utile. D’après les rapports, l’effet du poison débute par une excitation mentale ; il y a eu une émeute ce matin à Paris ; on dit qu’elle a été très violente. Les mineurs gallois sont sur le point de déclencher une grève. Pour autant que nous puissions nous fier aux symptômes déclarés, cette phase d’excitation, qui varie grandement suivant les races et les individus, est suivie d’une certaine exaltation créant une lucidité mentale… dont je crois avoir discerné quelques signes sur notre jeune ami ; mais après une période indéterminée, le poison provoque le coma et enfonce sa victime dans la mort. Ma toxicologie m’enseigne qu’il doit s’agir de quelque poison nerveux végétal…
– Des daturas, a suggéré Summerlee.
– Si vous voulez ! s’est écrié Challenger. Donner un nom à cet agent toxique, c’est faire preuve de précision scientifique. À vous, mon cher Summerlee, revient l’honneur… posthume, hélas ! mais tout de même unique, d’avoir baptisé le destructeur universel, le désinfectant du Grand Jardinier. Les symptômes du daturon, donc, peuvent être valablement considérés comme ceux que je viens de dépeindre. Il me paraît certain que cette plaie se répandra sur le monde entier, et que toute vie cessera après son passage, puisque l’éther est un milieu universel. Jusqu’ici, il a été capricieux dans les endroits qu’il a attaqués, mais la différence n’est qu’une affaire de quelques heures. Le daturon ressemble à une marée montante qui recouvre un banc de sable, puis un autre, qui s’infiltre ici et là sous forme de courants irréguliers jusqu’à ce qu’enfin il submerge tout. Il y a des lois qui jouent selon l’action et la répartition du daturon : elles seraient bien intéressantes à étudier si nous en avions le temps ! D’après les premiers renseignements (il a jeté un coup d’œil sur ses télégrammes), les races les moins évoluées ont été les premières à se soumettre à son influence. Il se passe des choses lamentables en Afrique et les aborigènes d’Australie semblent avoir été déjà exterminés. Les races du Nord m’ont l’air d’avoir mieux résisté que celles du Sud. Voyez ! Ceci est daté de Marseille, ce matin à neuf heures quarante-cinq : « Agitation délirante toute la nuit en Provence. Les viticulteurs s’insurgent à Nîmes. Soulèvement socialiste à Toulon.
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