Une épidémie subite, accompagnée de coma, a attaqué ce matin la population. Peste foudroyante. Un grand nombre de morts dans les rues. Les affaires sont paralysées. Le chaos est général ». Et une heure plus tard, de la même source : « Sommes menacés d’une extermination complète. Cathédrales et églises pleines à craquer. Le nombre des morts dépasse celui des vivants. C’est inconcevable et horrible. La mort frappe sans douleur, mais elle frappe vite et inexorablement ». J’ai reçu un télégramme analogue de Paris, mais le développement n’est pas aussi fantastique. Les Indes et la Perse semblent avoir été supprimées de la carte. La population slavonne de l’Autriche est knock-out, mais les éléments germaniques ne sont qu’à peine affectés. D’une manière générale, les habitants des plaines et des rivages semblent, du moins selon les maigres informations dont je dispose, avoir subi les effets du poison plus tôt que les habitants des montagnes ou de l’intérieur des terres. Une simple petite élévation de terrain provoque des différences considérables ; s’il subsiste un survivant de la race humaine, on le trouvera sans doute, encore une fois, sur le sommet de quelque Ararat ! Notre petite colline se révélera peut-être comme un îlot provisoire au milieu d’un océan de désastres. Mais étant donné l’allure moyenne de la progression, quelques heures suffiront à tout submerger.
Lord John Roxton s’est essuyé le front.
– Ce qui me sidère, a-t-il dit d’une voix sourde, c’est que vous puissiez demeurer assis et souriant avec ce tas de télégrammes sous votre main. J’ai vu la mort de près comme tout le monde ; mais la mort universelle… c’est affreux !
– Pour ce qui est de sourire, a répondu Challenger, n’oubliez pas que, tout comme vous, j’ai bénéficié des effets stimulants du poison de l’éther. Mais quant à l’horreur que vous inspire une mort universelle, permettez-moi de vous dire qu’elle est excessive. Si vous preniez la mer tout seul à bord d’une barque pour une destination inconnue, votre cœur pourrait à bon droit avoir une défaillance : la solitude, l’incertitude vous oppresseraient. Mais si votre voyage avait lieu sur un bon bateau, qui emmènerait avec vous vos parents et vos amis, vous auriez le sentiment, malgré votre destination incertaine, de vivre tous ensemble une expérience qui vous maintiendrait jusqu’au bout dans une même communion. Une mort isolée peut être terrible, mais une mort universelle, exempte de souffrances comme celle qui approche, n’est pas à mon avis un sujet d’effroi. En vérité, je comprendrais davantage une personne horrifiée à l’idée de survivre à tous les savants, hommes célèbres ou gloires du monde qui auraient été détruits !
Exceptionnellement, Summerlee avait fait plusieurs signes d’assentiment.
– Que nous proposez-vous donc ? a-t-il demandé à son frère dans la science.
– De déjeuner ! a répondu Challenger.
Un gong en effet répercutait ses échos dans toute la maison.
« Nous avons une cuisinière dont les omelettes ne sont surpassées que par ses côtelettes. Espérons qu’aucun trouble cosmique n’est venu amoindrir ses excellentes capacités. De même j’ai un Scharzberger de 96 à qui doit être épargné, dans la mesure où nous réunirons nos efforts, l’affront d’une déplorable perdition.
Il s’est levé du bureau sur lequel il venait de nous annoncer la fin de la planète.
« Allons ! nous a-t-il dit. S’il nous reste encore un peu de temps, passons-le au moins dans une gaieté raisonnable et de bon aloi.
Et de fait, notre repas a été joyeux. Certes, nous ne pouvions oublier tout à fait notre situation atroce. La proximité de la fin du monde continuait à ombrer l’arrière-plan de nos pensées. Mais pour avoir peur de la mort quand elle se présente il faut vraiment n’avoir jamais eu auparavant l’occasion de la regarder en face ! Or elle nous avait été familière, à chacun d’entre nous. Quant à la maîtresse de maison, elle s’appuyait avec confiance sur son mari, trop heureuse de mettre son pas dans le sien pour se soucier de la direction qu’il prenait. L’avenir appartenait au destin.
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