Mais le présent était à nous, nous l’avons vécu en parfaits camarades, avec enjouement. Comme je l’ai indiqué, nous avions tous l’esprit extraordinairement lucide : il m’arrivait même de jeter des étincelles. Challenger était, lui, merveilleux ! Jamais je n’avais mieux réalisé à quel point un homme pouvait être grand, hardi et puissant par le raisonnement. Summerlee lui donnait la réplique de son esprit critique acidulé ; lord John et moi, nous assistions en riant à leur joute. Mme Challenger avait posé une main sur le bras de son mari pour modérer les vociférations du philosophe. La vie, la mort, le destin, la destinée humaine, tels ont été les sujets discutés au cours de cette heure mémorable et d’autant plus vitale qu’au fur et à mesure que progressait le déjeuner, je ressentais dans ma tête de subites exaltations et des picotements dans mes membres : l’invisible marée de la mort montait doucement, lentement autour de nous. J’ai remarqué qu’une fois lord John a brusquement porté la main à ses yeux, et qu’en une autre occasion Summerlee s’est légèrement affaissé sur sa chaise. Chaque souffle que nous respirions était chargé de forces mystérieuses. Et pourtant nous avions l’esprit joyeux et alerte. Bientôt Austin a apporté des cigares et des cigarettes ; au moment où il allait se retirer, son maître l’a rappelé : « Austin !
– Oui, monsieur ?
– Je vous remercie pour vos bons et loyaux services.
Un sourire a passé sur le visage rugueux du domestique.
– Je n’ai fait que mon devoir, monsieur.
– J’attends pour aujourd’hui la fin du monde, Austin.
– Bien, monsieur. À quelle heure, monsieur ?
– Je ne sais pas, Austin. Avant ce soir.
– Très bien, monsieur.
Le taciturne Austin a salué et s’est retiré. Challenger a allumé une cigarette et, approchant sa chaise de celle de sa femme, lui a pris gentiment les mains.
– Tu sais comment les choses se présentent, ma chérie. Je les ai expliquées aussi à nos amis. Tu n’as pas peur, n’est-ce pas ?
– Ce ne sera pas douloureux, George ?
– Pas davantage qu’un gaz hilarant chez le dentiste. Chaque fois que tu en as absorbé, tu as été pratiquement morte.
– Mais c’est une sensation agréable !
– La mort également peut être agréable ! La machine du corps, usée jusqu’à la corde, ne peut pas enregistrer cette impression, mais nous connaissons par contre le plaisir mental qui entre dans un rêve ou une extase. La nature a peut-être aménagé une porte splendide, cachée derrière un rideau léger et frissonnant, pour nous permettre d’entrer dans la nouvelle vie avec des âmes émerveillées. Au fin fond de toutes mes expériences, j’ai constamment trouvé de la sagesse et de la douceur. Si le mortel effrayé a besoin de tendresse, c’est sûrement qu’il s’imagine que le passage d’une vie à l’autre est dangereux… Non, Summerlee, votre matérialisme n’est pas pour moi : moi, au moins, je suis quelque chose de trop supérieur pour finir ma vie sous la forme de simples constituants physiques : un paquet de sels et trois seaux d’eaux. Ici, ici…
Il s’est frappé sa grosse tête avec son poing énorme et velu.
« … ici, il y a quelque chose qui se sert de la matière, mais qui n’en est pas. Quelque chose qui pourrait détruire la mort, mais que la mort ne peut pas détruire.
– Puisque nous parlons de la mort, a interrompu lord John, moi je suis chrétien jusqu’à un certain point. Mais il me semble qu’une coutume de nos ancêtres était puissamment naturelle : ils se faisaient enterrer avec leurs haches, leurs arcs, leurs flèches, etc., comme s’ils allaient vivre une nouvelle vie identique à celle qu’ils avaient vécue…
Il a regardé autour de lui avec une certaine honte avant d’ajouter :
« Je me demande si je ne me sentirais pas plus à mon aise avec la certitude d’être accompagné au tombeau par mon vieux 450 Express et tout ce qui s’ensuit : un fusil de la taille au-dessous avec la monture en caoutchouc, et une bandoulière de cartouches… Bien sûr, une fantaisie de maboul ! Mais quand même… Et vous, professeur Summerlee ?
– Ma foi, a répondu Summerlee, puisque vous me demandez mon avis, votre idée m’apparaît comme un retour indéfendable à l’âge de pierre, ou même avant. Je suis du XXe siècle, moi et je souhaiterais mourir comme un homme civilisé raisonnable. Je ne sais pas si j’ai plus peur de la mort que vous autres ; quoi qu’il advienne, je suis vieux et je n’ai plus longtemps à vivre. Pourtant, toute ma nature se dresse contre le fait que je pourrais rester et attendre la mort comme le mouton chez le boucher. Est-il tout à fait certain, Challenger, que nous soyons impuissants ?
– À nous sauver, oui ! a répondu Challenger. Par contre, prolonger nos existences pendant quelques heures, et voir par conséquent l’évolution de cette tragédie avant qu’elle ne nous accable est peut-être en mon pouvoir. J’ai pris certaines précautions…
– L’oxygène ?
– Oui. L’oxygène.
– Mais quel peut être l’effet de l’oxygène sur un empoisonnement de l’éther ? Entre un mur de brique et un gaz il n’y a pas de plus grande différence qu’entre l’oxygène et l’éther. Ce sont des matières qui n’ont rien à voir.
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