Elles ne peuvent pas s’opposer l’une à l’autre. Allons, Challenger, vous ne défendriez pas sérieusement une pareille proposition !
– Mon bon Summerlee, ce poison de l’éther est presque certainement influencé par des agents matériels. Nous le voyons dans les méthodes et la répartition de l’épidémie. À priori nous n’y aurions pas pensé, mais le fait est là, indubitable. D’où mon opinion ferme qu’un gaz tel que l’oxygène, qui augmente la vitalité et le pouvoir de résistance du corps humain, serait très vraisemblablement apte à retarder l’action de ce que vous avez appelé le daturon. Il se peut que je me trompe, mais je crois à la rectitude de mon raisonnement.
– En tout cas, a déclaré lord John, si nous devons rester assis à sucer ces bouteilles comme des bébés leurs biberons, je préfère n’en sucer aucune.
– Pas besoin de biberons ! a répondu Challenger. Nous avons pris des dispositions ; c’est à ma femme que vous les devez. Avec des matelas et du papier verni, son boudoir sera aussi imperméable à l’air que possible.
– Voyons, Challenger, vous n’allez pas affirmer que vous pouvez isoler de l’éther avec du papier verni ?
– Réellement, mon ami, vous avez le don de taper à côté ! Ce n’est pas pour nous tenir à l’écart de l’éther que nous nous sommes donné tant de mal. C’est pour conserver l’oxygène. Je pense que si nous parvenons à assurer une atmosphère hyperoxygénée jusqu’à un certain point, nous pourrons conserver notre connaissance. J’avais deux bouteilles ; vous m’en avez apporté trois autres. Ce n’est pas beaucoup, mais enfin, c’est quelque chose.
– Combien de temps dureront-elles ?
– Je n’en ai aucune idée. Nous ne les dévisserons pas avant que nos symptômes deviennent insupportables. Alors nous distribuerons parcimonieusement le gaz dans la pièce, selon nos besoins. Tout dépend : nous en aurons peut-être juste assez pour quelques heures, ou peut-être pour plusieurs jours ; de toute façon, nous observerons la destruction du monde. Voilà tout ce qu’il est possible de faire pour retarder notre destin ; au moins vivrons-nous tous les cinq une très singulière aventure, puisque nous sommes appelés à constituer l’arrière-garde de notre race dans sa marche vers l’Inconnu. Auriez-vous l’obligeance de m’aider à préparer les bouteilles ? J’ai l’impression que déjà l’atmosphère se fait oppressante.
CHAPITRE III – En plongée
La pièce destinée à servir de théâtre à notre aventure se trouvait être un salon délicieusement féminin, qui avait environ quatre mètres cinquante de côté. À une extrémité il y avait, séparé par un rideau de velours rouge, le cabinet de toilette du professeur, qui à son tour ouvrait sur une grande chambre à coucher. Le rideau était tiré, mais le boudoir et le cabinet de toilette pouvaient être considérés comme une seule pièce pour les besoins de notre expérience. Une porte et le châssis d’une fenêtre avaient été entourés de papier verni soigneusement collé de façon à assurer l’étanchéité souhaitée. Au-dessus de l’autre porte, qui donnait sur le palier, un vasistas était muni d’une corde, et il serait toujours possible de l’abaisser quand la ventilation deviendrait absolument indispensable. Une grande plante verte dans un pot garnissait chacun des angles.
– Comment nous débarrasser de notre anhydride carbonique en excédent sans gaspiller inutilement l’oxygène ? Voilà un problème délicat autant qu’essentiel ! a déclaré Challenger en regardant les cinq bouteilles d’oxygène qui étaient alignées le long du mur. Avec d’autres délais pour nos préparatifs, j’aurais pu concentrer toute la force de mon intelligence pour découvrir une solution plus satisfaisante, mais étant donné les circonstances nous ferons comme nous pourrons. Les plantes vertes nous rendront un petit service. Deux des bouteilles d’oxygène sont prêtes à être dévissées sur-le-champ, si bien que nous ne serons pas surpris. D’autre part, mieux vaudrait ne pas s’éloigner du salon, car la crise peut être brutale et soudaine.
Une grande fenêtre basse ouvrait sur un balcon. La vue sur l’extérieur était la même que celle que nous avions admirée du bureau. En regardant dehors, je n’ai aperçu aucun signe de désordre. Sous mes yeux, la route de la gare grimpait en contournant la colline. Un fiacre antique, l’un de ces survivants préhistoriques qu’on trouve encore dans nos campagnes, gravissait la côte avec une sage lenteur.
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